Ralph Towner – At First Light
ECM
2023
Jean-Michel Calvez
Ralph Towner – At First Light
Ralph Towner n’avait jamais eu l’honneur d’une chronique sur C&O pour ses albums solo (hormis via le quatuor de jazz fusion Oregon), et il était grand temps de réparer cette omission. En effet, vu son âge (83 ans), l’album solo de guitare acoustique qui vient de paraître chez ECM pourrait bien être le dernier, son testament musical si l’on peut dire, un indice en étant la longue confession du livret retraçant son parcours chez ECM, label exclusif de la totalité de ses albums solo depuis le magnifique Diary en 1974. Du jazz ? Difficile de classer le compositeur dans un genre spécifique ou fermé, Ralph Towner ayant toujours ignoré les frontières entre jazz, fusion, folk acoustique et même musique contemporaine, un certain degré d’improvisation injecté dans ses compositions venant encore brouiller les cartes. Au-delà de ses nombreuses collaborations avec de grandes pointures du label ECM (John Abercrombie, Jan Garbarek, Gary Peacok, Gary Burton, Egberto Gismonti, Paolo Fresu…), il s’avance à nouveau ici en solo. Et comme dans la plupart de ses derniers albums solo, il abandonne le piano pour la guitare, sans la moindre velléité de nous étourdir par une virtuosité gratuite et inutile, qu’il n’a plus à démontrer. Au-delà de trois standards et d’une reprise enlevée de « Guitarra Picante » (l’une de ses propres compositions, issue de l’album Always, Never, and Forever d’Oregon), il s’agit ici de nouvelles créations, démontrant à nouveau tout le génie du compositeur pour nous faire croire que jouer de la guitare est d’une facilité déconcertante, alors que le niveau de complexité et de sophistication tranquille y est le plus élevé qui soit, digne d’œuvres de musique contemporaine. Sa rencontre à New-York, dès le début de sa carrière avec Manfred Eicher, patron du label ECM (qui cherchait à cette époque des artistes et une tonalité, disons une esthétique pour son tout nouveau label), ont orienté la suite de sa carrière. Et on mesure tout ce que l’on aurait perdu sans cette rencontre qui a très vite abouti au magnifique Diary (son premier album solo en re-recording), puis à tout le reste d’un parcours sans faute comme soliste, leader d’Oregon ou accompagnateur d’autres grands noms du jazz atmosphérique typique du label ECM, tels Eberhard Weber ou Jan Garbarek.
Le titre de l’album, At First Light, pourrait sonner tel un défi au temps qui passe ou le manifeste d’un jeune premier ambitieux. Mais ce pied de nez se trouve très vite démenti par le sous-titre du texte accompagnant le livret, As The Years Flow qui, sans regrets ni aigreur, avec une sincérité digne des grands artistes, nous conte son parcours depuis son enfance et ses premiers pas dans la musique, ses rencontres et ses influences majeures (dont le luthiste John Dowland, très loin du jazz). Et ce sans vraiment nous dire si ce At First Light n’est qu’un album comme tous les autres, en solo ou non, ou s’il pourrait être le tout dernier effort d’un artiste visiblement fatigué – en témoignent les photos du livret. Peut-être même sont-elles là à cet effet, tel un message d’au revoir à peine crypté ? D’ailleurs, le groupe Oregon a cessé ses tournées et concerts, puis son existence même depuis 2019, les autres membres du quatuor, de la même classe d’âge que Ralph Towner, n’étant plus aptes à supporter la pression et la fatigue des tournées internationales.
Malgré son âge… ou peut-être grâce à cela, à la longue expérience d’une vie entière de musicien et de compositeur maître de son art, on reste surpris par la fraicheur de ces compositions, leur fluidité sans esbroufe, proches de l’épure. Et si ça n’est pas vraiment du jazz, au sens classique du terme (ni bebop, ni free, ni fusion ; une musique intemporelle et inclassable, nettoyée de tout effet inutile), c’est sans doute un peu plus, même si cela implique que l’auditeur se plonge dans une certaine complexité harmonique et se laisse porter par elle, faute d’une rythmique ou d’un groove calibrés sur ceux du jazz standard. At First Light, comme avant lui ses autres albums de guitare acoustique, peut être qualifié d’atmosphérique, l’une des voies largement explorées par le label ECM et presque sa signature. Et, sans aller jusqu’à parler d’ambient ni de musique de relaxation, l’impression est assez similaire, une autre facette, plus soft et moins percussive que celle révélée par les nombreux albums d’Oregon.
Il n’est pas très utile de visiter les morceaux un à un. Avantage ou défaut, les morceaux se succèdent sans rupture véritable de ton, le plus souvent atmosphériques et downtempo. Jusqu’aux standards revisités qui sonnent étrangement similaires aux compositions originales de Towner, sous les doigts et le génie d’un guitariste toujours au sommet, juste moins vif ou moins enclin à tricoter les cordes. Sauf sur le « piquant » « Guitarra Picante » tiré d’un autre tonneau (celui du jazz fusion d’Oregon) ou le très enjoué « Empty Stage ». Et on lui tire notre chapeau d’être encore là, après soixante ans de carrière tout juste depuis la sortie du jeune Ralph Towner frais diplômé de l’université d’Oregon, mot-clef qui fut sa signature la plus bouillonnante depuis 1970, avec son super quartet de jazz fusion ethnique avant même que ce terme existe pour le qualifier. Oregon a vécu, vaincu par la cruauté du temps qui passe (As The Years Flow…), mais Ralph Towner est toujours là, et il nous le prouve de la plus belle façon qui soit. Et cet « Empty stage » (serait-ce un autre message codé sur une ultime apparition sur scène ?), dernier titre de l’album, prouve que les deux facettes de son parcours musical sont encore aptes à fusionner et faire des étincelles.
https://www.discogs.com/fr/artist/170010-Ralph-Towner
On ne dira jamais assez de bien des albums de Towner et des autres guitaristes de l’écurie ECM des années 70/80. John Abercrombie, Terje Rypdal, Steve Tibbetts, Pat Metheny bien sûr, Bill Connors, Bill Frisell., Egberto Gisomonti… Ignorés des chaines YouTube consacrées à la guitare, ils sont pourtant hautement recommandables, ce sont tous des pointures! Ralph Towner est le seul à ma connaissance à avoir osé jouer de la guitare classique en trio avec un bassiste et un batteur (l’album Batik avec Eddie Gomez et Jack DeJohnette à écouter!). Merci pour cette chronique (et hommage à l’un des plus grands) et pour la diversité des musiques abordées ici.