Olivier Baudouin : Pionniers de la musique numérique
Editions Delatour
2012
in memoriam Jean-Claude Risset (1938-2016)
« Musique numérique » ? Qu’est-ce qu’il nous chante, celui-là ? Toutes les musiques le sont, numériques, hormis le jazz acoustique, le showcase unplugged d’un groupe en vadrouille ou le petit solo de guitare ou de flûte à bec qu’on improvise en rentrant du boulot pour s’aérer la cervelle ou se dégourdir les doigts. C’est là où le lecteur se trompe… car il y a numérique, et numérique. De même qu’il y a musique, et musique.
Car la notion de musique a ses limites, idem pour le « geste musical » : programmation et informatique musicale en font-elles partie ? Limites différentes pour chacun d’entre nous, selon son niveau d’ouverture ou de tolérance au hors norme, à la technologie, à l’innovation, etc. Par exemple : le taux de dissonance (pour ne pas dire de « musicalité »), les frontières fluctuantes avec le bruit (on pense aux courants noise ou indus) et autres filtres ou critères d’acceptation ou de rejet, forcément très subjectifs. Juste un exemple : le rap est-il de la musique… pour un violoniste classique ? Ou sa réciproque : que représentent L’Art De La Fugue ou Les Suites Pour Violon de Bach pour un rappeur, etc.
L’ouvrage d’Olivier Baudouin ouvre une porte vers un « grand inconnu » musical, un type de musique encore largement ignoré de la plupart d’entre nous, bien que celle-ci existe depuis plus de 60 ans, depuis la toute première conversion analogique/numérique, en 1957 ! Une musique qui, d’une façon, pour mieux situer le gap technologique et conceptuel, serait à la musique contemporaine ce que celle-ci est à la musique classique. Et qui, pourtant, devient la norme, qui nous entoure et a envahi l’air de rien la quasi-totalité de notre espace sonore contemporain. Musicologue, docteur à la Sorbonne et chercheur au laboratoire Musique, informatique et nouvelles technologies de l’Observatoire musical français, Olivier Baudouin nous présente cet OVNI qu’est encore la musique électroacoustique, via une histoire mondiale de la synthèse sonore (création de sons, mais aussi composition par ordinateur), depuis les années 50 jusqu’à 1977. Histoire liée de près à l’évolution de l’informatique sur la même période et à la mise au point de logiciels spécialisés. On y apprend le rôle majeur joué par des sociétés ou des organismes n’ayant a priori rien à voir avec la recherche musicale, comme le Bell Telephone Laboratories (au bon vieux temps des ordinateurs IBM7090 ou DEC PDP-1 à cartes perforées, programmés en Fortran et devant être utilisés en temps partagé – souvent la nuit, pour les précurseurs de cette musique), puis l’université de Stanford, avant que des structures spécialisées et dédiées à la création sonore ne prennent le relais (comme le GRM de Pierre Schaeffer, puis l’IRCAM de Pierre Boulez, pour la France).
L’ouvrage est ardu. Pas forcément sexy en première approche, hormis pour un diplômé en (électro-)acoustique ou en solfège, il concrétise sous une forme plus exportable et lisible la thèse de l’auteur sur le même sujet. Malgré cela, le niveau technique de certains chapitres et explications dépassera de loin celle du musicien ou mélomane de base. La profusion de notes de bas de page et de références justificatives est aussi celle d’une thèse et ralentit la lecture mais, malgré tout, on suit au plus près la naissance, les succès, difficultés et aléas de ce courant musical le plus underground qui soit car, l’auteur l’avoue, les œuvres nées de ce courant hyper-technologique ne peuvent pas forcément être appréciées dans l’absolu par l’auditeur non initié, qui ne serait pas au fait des techniques exploitées pour sa création. Ce qui, si c’est vraiment le cas, en réserverait l’appréciation à une élite instruite. Les curieux d’expériences sonores inédites qui iront se rendre compte par eux-mêmes seront édifiés : écouter par exemple du Jean-Claude Risset ou du John Chowning, les plus connus d’entre eux, largement présentés dans ce livre. Ambient, électronica ou techno, pour citer les genres phares de l’électronique contemporaine, n’ont pas grand chose en commun avec ces œuvres complexes, au bas mot atonales et très peu accessibles… Isolationnistes, dit-on parfois, voire non musicales ? Le débat est ouvert. Ceux qui ont déjà tenté d’écouter les œuvres les plus à la pointe de l’informatique musicale, dont celles créées sous l’égide de ou avec les moyens de l’IRCAM, auront une assez bonne idée de ce dont on parle ici.
Pour les curieux dont je viens de parler, l’ouvrage est aussi une véritable bible recensant au fil du texte et de façon chronologique toutes les œuvres numériques et le contexte de leur création (aux deux sens du terme le cas échéant, lorsque ces œuvres ont été « jouées » en concert). Les plus marquantes d’entre elles font aussi l’objet d’une étude détaillée de leur composition (attention, là, c’est du très lourd, et mieux vaut s’abstenir pour les « nuls » !). L’ouvrage se termine par diverses annexes incluant une liste des œuvres principales, celle des musiciens et/ou techniciens/informaticiens qui ont participé à ce genre, et jusqu’à celle des logiciels de création sonore et musicale inventés et utilisés (ou pas…) depuis les années 50.
Que l’on aime ou déteste cette musique très exigeante importe peu. Après tout, des tas de gens adorent les films de guerre et le polar bien noir, alors qu’aucun individu sensé n’aime ni la guerre ni les meurtres… Ce livre est donc le récit détaillé, truffé d’exemples, anecdotes et témoignages de première main, d’une formidable aventure technologique et artistique (ben oui, artistique aussi !), à la pointe (très étroite et très pointue) sur les deux plans. Y compris les premières tentatives de synchronisation entre son et image, et l’usage de l’électronique en « temps réel » lors de concerts instrumentaux, très utilisé de nos jours par l’IRCAM en musique contemporaine, mais pas seulement ; les trucages sonores y ont aussi recours, jusqu’aux cris du Tyrannosaurus Rex dans Jurassic Park. Et le processus est parfois laborieux à mettre au point. En témoigne une réflexion de John Chowning, en 1971 : « J’ai ressenti un sentiment incroyablement intense, en réalisant que tout ce que j’avais appris durant ces années (…) tenait dans (ces) cinq minutes de musique. »
Le terme de « pionniers » n’est donc pas usurpé, synonymes de précurseurs car, bien plus que les œuvres par elles-mêmes, très expérimentales, ce sont ces recherches (et surtout leurs résultats) qui ont directement conduit aux logiciels et aux instruments numériques d’aujourd’hui, dont le synthétiseur numérique grand public. Le futur président de la société Yamaha rencontra dès 1971 John Chowning à l’université de Stanford, perçut tout l’intérêt de ses travaux… et on connait la suite : achat du brevet de la synthèse FM (vers 1977), puis naissance du fameux DX7 (en 1983), premier d’une lignée de synthés numériques Yamaha. Et même si la lecture intégrale dans l’ordre des chapitres peut s’avérer indigeste, c’est aussi un ouvrage où l’on picore comme dans un dictionnaire – ce qu’il est à sa façon, grâce à son recensement systématique des artistes et des œuvres du genre.
En résumé, tout curieux de savoir comment est né ce fameux numérique omniprésent et désormais au cœur de toute musique enregistrée se doit d’y jeter un œil et, pourquoi pas, de prêter l’oreille aux œuvres qui ont souvent servi de tests ou de démos pour valider le fonctionnement de logiciels semblant de nos jours aller de soi, comme s’ils avaient toujours existé. Et pourtant, si l’on excepte quelques noms connus pour de tout autres raisons que pour leur implication dans le numérique (Xénakis, Boulez…), les « pionniers » objets de cet ouvrage sont tous restés dans l’ombre. Juste un exemple : Jean-Claude Risset, décédé « sans bruit » le 21 novembre 2016, dans une relative discrétion des médias. Et j’avoue qu’il m’a fallu cette chronique pour rechercher sa bio et… apprendre son décès avec 6 mois de retard.
Jean-Michel Calvez
https://olivierbaudouin.com/