Nadishana Trio – Far&Near

Far&Near
Nadishana Trio
2011
Sound Microsurgery Department

NadishanaTrio-Front

Vladiswar Nadishana est ce qu’on peut appeler un prodige, un poly-instrumentiste maîtrisant parfaitement à lui seul plus d’une centaine d’instruments glanés de par le monde ou fabriqués par ses soins, un artiste dont la virtuosité n’a d’égale que la curiosité et l’obstination. Après avoir commencé à étudier seul la guitare à l’âge de 19 ans, le jeune musicien autodidacte russe, originaire de Sibérie, découvre différents styles de musiques dans les quartiers de Saint-Pétersbourg, au fil des rencontres et des échanges de cassettes audio avec d’autres mélomanes. C’est d’ailleurs ainsi qu’il tombera un jour par hasard sur l’album « Indigo Dreams » d’un certain Steve Shehan, une œuvre mystérieuse et exotique à l’imaginaire puissant, qui fera pour lui office de véritable révélation. Très vite, Vladiswar va s’intéresser en effet plus particulièrement à la richesse et à la diversité de la « world music », dont les sonorités multiples et les combinaisons sans limite le fascinent au plus haut point. C’est alors qu’il commence à collectionner de nombreux instruments traditionnels de tous horizons, et à apprendre chacun d’entre eux jusqu’à la perfection ultime. Les cordes (les mandolines, le bouzouki, le sitar, la basse fretless…), les vents (la quena andine, la bansouri indienne, les whistles celtiques, les flûtes harmoniques, le doudouk arménien…), les percussions (les tablas, le djembé, la darbouka, le udu, le cajon…), mais aussi les pianos à pouces tels que la sanza, la sansula, ou encore les guimbardes en tous genres, rien ne lui échappe, tout lui réussi !

Cette passion le conduira tout naturellement à devenir son propre luthier, ce qui lui permet de recréer, voir d’inventer (à la manière d’un Stephan Micus par exemple) des instruments en fonction de ses propres besoins, parmi lesquels sa fameuse et impressionnante « futujara » en PVC, sorte de fujara améliorée (grande flûte harmonique aux sons étranges, d’origine slovaque). Avec cette palette unique et assez extraordinaire en son genre, Vladiswar Nadishana va développer sa propre vision du métissage « ethno-jazz » à travers toute une série d’œuvres hybrides on ne peut plus bigarrées, nourries d’influences aux horizons multiples, mais surtout de ses propres racines sibériennes. A travers ses recherches et sa démarche créative, Vlad ne cache pas en effet son obsession pour l’ancienne tradition kuzhebar, un peuple à la philosophie mystique et chamanique, dont on connait finalement peu de choses sur la véracité de la culture, voir même de l’existence. Il n’empêche que cette source d’inspiration fondamentale chez l’artiste russe a amené celui-ci concevoir une sorte d’univers folklorique onirique, incroyablement singulier et terriblement envoûtant, comme bien peu de musiciens créateurs sont capables de le faire (citons ici en références incontournables des artistes de la trempe d’un Jon Hassell, Stephan Micus ou… Steve Shehan !).

Et puisque j’en parle, il était inévitable que le jeune Vladiswar ne croise un jour le chemin du fameux percussionniste globe-trotter Steve Shehan (Hadouk Trio), considéré par le sibérien comme l’un de ses principaux mentors en matière musicale. Vlad sera invité à collaborer sur « Awalin« , album génial de Steve, conçu autour des chansons du touareg Nabil Othmani, toutes fortement imprégnées de cette grande culture du désert saharien, dont les descendants ne sont autres que les premiers habitants de l’Afrique du Nord. A l’écoute de ce disque haut de gamme sur tous les plans, il est indéniable que le style et l’esthétique des deux multi-instrumentistes se complètent et dialoguent à merveille, et quelle joie immense donc de découvrir que les deux musiciens allaient dans la foulée se réunir à nouveau, mais cette fois au sein d’un trio emmené par Vladiswar Nadishana. Le troisième membre du casting est un jeune bassiste allemand du nom d’Armin Metz, d’abord inspiré par les musiques de films et les synthétiseurs, avant de se lancer corps et âme dans ce qui allait devenir son instrument de prédilection, la délicieuse basse fretless. Et son style de jeu, tout en finesse et en feeling, se combine miraculeusement avec l’univers de ses deux compères, d’abord sur scène puis sur disque, pour une création collective haute en couleurs, d’une richesse inouïe et incroyablement organique !

Dès le premier contact avec « Far&Near », les connaisseurs ne pourront s’empêcher de faire la comparaison immédiate avec l’identité sonore assez unique en son genre du génial Hadouk Trio, construite au fil de leurs albums, présence de Steve Shehan oblige, mais aussi de par la configuration musicale adoptée par cette nouvelle triade. Ici également, trois musiciens manipulent ensemble un vaste instrumentarium fait de percussions multiples et originales, d’instruments à cordes et à vent (doudouk compris !) qui conjuguent, avec un sens de la mélodie imparable, sonorités européennes, africaines ou asiatiques, mais aussi influences groovy empruntés au jazz fusion, avec toutes les subtilités propres au genre, quand celui-ci est abordé avec goût et raffinement.

La patte de Vlad reste néanmoins au cœur de cette sublime et harmonieuse conjugaison de talents, de par l’omniprésence de ses divers instruments ethniques singuliers et leur conception « maison », avec ses nombreuses flûtes (dont sa kaval hybride et la fameuse futujara), guimbardes, arcs à bouche, sans oublier cet habile mélange de guitare et de sitar baptisé « dzuddahord » par son créateur. Si tous les albums solo de Vladiswar Nadishana  m’impressionnent par leur indéniable originalité et leur maitrise technique fulgurante, j’ai une grosse préférence pour la musique qu’il produit ici avec ses deux acolytes, moins démonstrative, plus fluide, plus émotionnelle aussi. L’influence positive de Steve Shehan ? Très certainement !

Vladiswar signe la majorité des 16 compositions que comptent l’album (pour un voyage de 74 minutes sans aucune faiblesse, un exploit !), chacune présentant une combinaison instrumentale renouvelée, tantôt en trio, tantôt en duo, et même en solo. Chacun en effet a droit à sa petite escapade personnelle, Armin sur l’intimiste et délicat « Telling Fields », Steve sur « Tempus Fugit » (dans lequel il génère un univers bien à lui, en empilant multiples sonorités sur une profonde trame rythmique) et enfin Vlad, avec un jouissif « Mouthbow Solo », où le sibérien semble s’amuser comme un petit fou en improvisant à l’arc à bouche chromatique fretté et ses textures sonores extra-terrestres, modulables à souhait, à condition de savoir utiliser la bête !

En conclusion, c’est à un véritable feu d’artifice de couleurs et de sensations auquel Nadishana et ses deux compères  nous convient, avec à la clef une musique riche, foisonnante, inédite, à la fois complexe et totalement accessible, qui respire l’optimisme et j’oserais même dire, l’humanisme ! Et si l’œuvre est proche dans l’esprit du grand Hadouk Trio, elle ne le plagie jamais, tout en se hissant à la hauteur de son inspiration, pour ne pas dire plus parfois. Aussi, l’album bénéficie une production impeccable, qui met en valeur le travail subtil de chacun des protagonistes. Si vous souhaitez en faire l’acquisition (le contraire serait vraiment dommage !), surtout privilégiez le format CD. L’album, disponible à la vente directement sur le site de Vladiswar Nadishana, est en effet édité sous la forme d’un superbe digipack magnifiquement illustré, doté d’un livret riche en photos et en infos sur le parcours respectif des trois musiciens et leur projet commun. Espérons que cette collaboration exceptionnelle ne restera pas sans suite, car il y a vraiment de la magie dans cette réunion, et donc dans ce disque ! Incontournable.

Philippe Vallin (10/10)

http://nadishana.com/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.