Matthew Halsall & The Gondwana Orchestra – Into Forever
Gondwana Records
2015
Thierry Folcher
Matthew Halsall & The Gondwana Orchestra – Into Forever
Lorsqu’une délicieuse musique vous tombe entre les mains (ou plutôt entre les oreilles) et que vous êtes là, complètement paumé, débarquant dans un univers inconnu avec un artiste qu’il va falloir cerner, avouez que la situation a de quoi être délicate et profondément excitante. Et puis, vous entrez par une porte qui n’est pas forcément la principale. Vous avez peut-être affaire à une parenthèse artistique, à une sorte de défouloir temporaire. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut y aller sans certitudes et à pas feutrés. Cet univers, c’est celui du trompettiste de jazz mancunien Matthew Halsall et la porte d’entrée est Into Forever, son album enregistré en 2015 avec le Gondwana Orchestra. Après un tour d’horizon de sa carrière débutée en 2008 et forte de sept albums, mon analyse ne sera pas aussi tranchée que je l’espérais. En effet, Into Forever n’est pas vraiment une parenthèse, je dirais plutôt qu’il s’agit d’un changement de direction, d’une volonté d’aller plus loin. Matthew pratique le « spiritual Jazz » dans l’esprit d’Alice Coltrane à qui il rend hommage sur When The World Was One (2014). Jusque-là, ses compositions donnaient libre court à une trompette sensible et parfois aventureuse mais la plupart du temps au service d’un jazz aux sonorités et aux constructions assez classiques. Comme pour Portico Quartet (eux aussi, chez Gondwana Records), cette musique reste très accessible et à la portée de toutes les oreilles, même à celles que le mot jazz rebute et fait frémir. Les ambiances sont propices à la rêverie, au ralentissement du temps et à l’introspection. Un repli sur soi qui amène de la sérénité et qui fait du bien.
Into Forever est né de la rencontre de Matthew Halsall avec la chanteuse Joséphine Oniyama à l’occasion d’une commande pour la BBC. De cette union va naître le titre « Into Forever » qui deviendra par la suite le point de départ du projet. Et comme pour When The World Was One, le Gondwana Orchestra sera rappelé à la rescousse pour ce nouveau défi assez étonnant. Il faut bien admettre que cet album est marqué par une grande évolution de la musique, jusque-là instrumentale. Tout d’abord ce sont les parties chantées de Joséphine Oniyama et de Bryony Jarman-Pinto sur cinq des onze morceaux qui surprennent et bouleversent en partie le monde de Matthew. L’ambiance s’humanise, devient charnelle et glisse sans problème vers un rhythm’n’blues sensuel qui s’intègre fort bien aux schémas habituels. Ensuite, la trompette va se faire discrète et n’intervenir seulement que sur deux morceaux. Matthew explique ce choix par la volonté de laisser ses amis s’exprimer et par le besoin de retranscrire au mieux ce qu’il avait en tête à ce moment là. Mais la magie de cette situation va lui permettre de lustrer ses apparitions comme sur le magnifique « Daan Park » qu’il illumine de toute sa classe. Ici les notes sont suaves et les arrangements millimétrés. Quelques percussions, une contrebasse qui se balade (Gavin Barras), des notes de harpe (Rachael Gladwin) tirées comme un rideau soyeux et une trompette qui éclabousse ce décor d’un éclat fantastique. Un vrai régal je vous dis. Ce bel instrument, on va le retrouver de façon plus académique sur « Into Forever » qui reconduit les mêmes ingrédients tout en laissant la fragilité de la voix de Joséphine s’exprimer pleinement.
Mais revenons d’un peu plus près à ce métissage musical qui prend toute son ampleur sur « Only A Woman », le morceau qui introduit l’album. Le chant de Joséphine est soutenu par un ensemble à cordes très à l’aise sur une rythmique jazzy. Un drôle de titre qui prouve l’universalité de la musique et fait sauter les barrières et les préjugés. Histoire d’enfoncer le clou, le petit interlude d’écriture purement classique intitulé « Dawn Horizon » n’autorise que deux notes de contrebasse pour signifier une présence jazz de plus en plus lointaine. Et pourtant ça sonne juste et ça s’intègre parfaitement dans le contexte général. Auparavant, « As I Walk » avait permis à Joséphine de nous charmer sur cette composition nonchalante semblable à une promenade dans un paysage plein de douceur et d’enchantement. Pour moi, un des plus jolis moments du disque. Les rythmes latinos de « Badder Weather » vont secouer cette atmosphère alanguie tout comme le piano de Taz Modi qui se manifeste enfin pour rappeler à l’auditeur un peu perdu qu’il écoute bien une œuvre de Matthew Halsall. Ensuite, vont se succéder différents motifs instrumentaux qui se promènent entre partition classique (« These Goodbyes ») et parfait décollage jazz (« The Land Of »). Sur ce dernier titre, c’est la touche « world » qui s’installe au son virevoltant d’une flûte orientale (Lisa Mallett) bien épaulée par une débauche rythmique qui consacre Sam Bell aux percussions et surtout Luke Flowers à la batterie.
Toute belle histoire possède sa part d’ombre et je ne peux me résoudre à ne voir rien d’autre que du remplissage en écoutant les dispensables « Longshan Temple » et « Cushendun ». Un petit bémol qui heureusement précède les trois temps forts que sont « Into Forever », « Daan Park » et « Jamais Vu », mais qui empêche aussi Into Forever d’atteindre la perfection. Un dernier mot sur ce « Jamais Vu » qui clôt l’album et nous fait découvrir la jolie voix de Bryony Jarman-Pinto. Comme souvent c’est la contrebasse qui lance les débats pour un autre assemblage soul/jazz prometteur mais qui ne va pas aussi loin qu’on aurait pu l’espérer. Je ne suis pas dans la tête de Matthew Halsall, mais avec tout ce potentiel, deux minutes de plus n’auraient pas été de trop.
Voilà, Into Forever se résume par des moments de franche extase et par quelques frustrations. La porte que j’ai ouverte, je vous la recommande avec empressement. J’ai le sentiment que cet album a dû faire pas mal « jazzer » et que certains puristes n’ont pas cautionné cette escapade un peu plus accessible. Néanmoins, notre ami de Manchester a certainement conquis un plus large auditoire qui, comme moi, s’est empressé de plonger dans sa belle discographie. Depuis Into Forever, Matthew a publié une compilation d’enregistrements anciens intitulée Oneness (2019) et s’apprête à sortir avec son nouveau line-up, Salute To The Sun (novembre 2020). Au moment où j’écris ces lignes, je n’ai pas encore écouté ce nouvel effort studio mais nul doute qu’il est déjà attendu avec beaucoup d’intérêt.
https://www.matthewhalsall.com/