Mark Lanegan – Straight Songs Of Sorrow
Heavenly Recordings
2020
Jéré Mignon
Mark Lanegan – Straight Songs Of Sorrow
Des cicatrices… C’est ce qui ressort de l’écoute de Straight Songs Of Sorrow. Des plaies qu’on croyait refermées et guéries mais dont l’épreuve du temps ne peut cacher ni les difformités, ni les traumatismes. Car des troubles et autres affections, ce dernier opus du chanteur américain en regorge. En dégueule même… Cette parenthèse temporelle qui a forgé le caractère mais aussi l’existence de Mark Lanegan, du haut de sa clope au bec, résonne comme autant de rencontres heureuses mais aussi tragiques, d’idées noires, de mélancolie, état des lieux d’une scène musicale et sociétale. Laquelle ? Celle des nineties. Arrivé avec The Screaming Trees, le chanteur à la voix rauque, profonde et reconnaissable a vécu et peut-être plus subi cette période. Drogues dures, suicides, remises en question constantes, déambulation existentielle, destitution… La liste est trop longue… En résulte un spleen constant, aussi collant que du papier tue-mouche et qui ne semble pas s’affranchir des années et des décennies. Lanegan en a pleinement conscience et a décidé, en toute honnêteté, de rouvrir ces plaies (au sein d’une autobiographie Sing Backwards And Weep dans un premier temps) dans un exorcisme aussi vain qu’expiatoire. Raviver ses cicatrices, en ôter les points encore présents et laisser la bile, le sang couler dans un ralenti contemplatif quasi cinématographique n’a sûrement pas été une partie de joie et encore moins festif. Lanegan laisse en effet le temps faire son office. Il rentre par une porte de service condamnée dans des souvenirs peu reluisants, les contemple, les observe, les étudie, prend du recul pour se décider, au final, à y apposer des mots, émotions quitte à se disperser et de s’y perdre.
La descente aux enfers, Mark Lanegan l’a vécu. La délinquance, l’enfer du grunge, du pathos toxicomane mis en notes et imprimé sur bande, les suicides de Kurt Cobain, de Layne Stanley (Alice In Chains) et plus tard de Chris Cornell (Soundgarden) ont profondément marqué l’américain qui peut ressortir de nos jours comme un survivant de cette période aussi faste pour les majors du disque qu’humainement morbide et traumatique. Peut-être peut-on voir dans les sorties (un peu trop…) régulières du chanteur une manière de se démarquer, une preuve de son essence au milieu de ce raffut que sont le monde, l’industrie et la civilisation. Aussi Straight Songs Of Sorrow prend des allures de témoignage méditatif épaulé par des amis de longue date (producteur, musiciens et compagne), de confiance, prêts à accueillir et panser les plaies que le chanteur laisse à nouveau béantes…
Addictions aux drogues dures (« Ketamine »), regrets (magnifique et magnétique « Skeleton Tree »), perte de contrôle, de repères, désillusion, fatigue émotionnelle et physique, Mark Lanegan laisse ses mots le porter avec soudaineté, promiscuité, subtilité, peut-être même avec pudeur… La voix est traînante, quasi fantomatique par instants alors que la musique rejoint plus les récentes expérimentations électroniques (Not Waving & Dark Mark) que les climats plus bluesy et folk. Mais toujours dans cette torpeur lancinante, cette lenteur qui s’immisce dans les pores de la peau, jouant des contrastes et des styles pratiqués pour garder cette atmosphère volontiers mélancolique, drainante et laisser le temps de faire son office. On pourra trouver, et à juste titre, que l’album est long, trop… Straight Songs Of Sorrow aurait pu gagner en efficacité si sa durée s’était trouvée tronquée (dix titres au lieu de quinze…). Mais ce qu’il perd en immédiateté, l’opus y gagne en maturité sur des écoutes répétées à la seule condition qu’on se jette sur cette période répertoriée, fantasmée de son plein gré. Ainsi des morceaux « anecdotiques » prennent une autre saveur si y on suit le fil accablé parsemant le nouvel opus de l’américain. Aussi, certaines parenthèses paraissant absconses deviennent des tremplins vers les moments forts (nombreux) de l’œuvre de l’américain où ce dernier se livre avec autant de modestie que de franchise tout en montrant l’étendue de son registre poétique s’acclimatant parfaitement aux différents styles pratiqués (violons country et pulsations électroniques semblent s’assembler comme par magie) où ce dernier semble se délecter avec nostalgie et un plaisir non feint.
Alors, oui, Mark Lanegan est un authentique survivant des nineties (« Stockholm City Blues » poignant) à tel point que ce dernier s’étonne presque de sa présence en ce monde, laissant certaines notes s’éterniser, comme si ce même Lanegan prenait la pleine conscience de sa nature au moment de l’enregistrement en studio au milieu de la fumée d’une cigarette trop proche d’un micro… Les mains semblent crispées, le ton ralenti, une peur du passé s’entasse alors qu’une main tatouée d’étoiles s’appuie sur un rebord comme si le révolu paraissait trop lourd à porter, quitte à perdre équilibre et stabilité. Car Straight Songs Of Sorrow semble évoluer sur une frontière, jamais stable, jamais bancale non plus mais baignant dans une honnêteté quasi naïve qui ferai rougir un chaton. Une œuvre éminemment personnelle malgré la pléthore d’invités tant ces derniers semblent aménager un espace d’expression au chanteur où Lanegan semble déambuler, voire planer, sans qu’il y trouve en retour un échappatoire ou une porte de sortie. Un album touchant, par instants magique (« Skeleton Tree » je ne m’en remets pas) et d’autres plus quelconque (quelques débuts laborieux ou certains passages paraissant trop vides). Mais s’il faut se pencher sur le cas Mark Lanegan, Straight Songs Of Sorrow est un recueil d’émotions aussi brutes que douces pouvant donner une autre saveur aux matinées passées à la fenêtre méditant sur ce qu’on appelle la vie…