Yoshio Machida + Constantin Papageorgiadis – Music From The Synthi 100
Amorfon
2017
Yoshio Machida + Constantin Papageorgiadis – Music From The Synthi 100
Music From The Synthi 100, ne nous donnant à entendre, par définition, que de la musique provenant d’un Synthi 100, pourrait, a priori, se situer dans la même veine que l’Electronic Sound de George Harrison explorant les possibilités sonores d’un synthé modulaire Moog ou que le Silver Apples Of The Moon de Morton Subotnick expérimentant les méandres soniques d’un synthé modulaire Buchla. En fait oui, l’album de Constantin Papageorgiadis et de Yoshio Machida est bien de la même veine, et on pourrait à raison citer aussi dans ce genre le Beaubourg de Vangelis entièrement dévolu aux splendeurs timbrales du Yamaha CS-80. Sauf que l’EMS Synthi 100 est un monstre, dans tous les sens du terme, comparé à ces déjà formidables usines à sons. Et si ce n’était que cela, Music From The Synthi 100 mériterait sans peine et sans délai mes plus hautes louanges, ne serait-ce que pour la qualité sublime des musiques proposées mais aussi pour les efforts incessants et minutieux qu’il faut pour programmer ce fabuleux synthé. Mais voilà, il y a en plus l’année de travail déterminé et admirable de Constantin Papageorgiadis pour remettre d’aplomb ce Synthi 100, suffisamment en tous cas pour qu’un album soit envisageable.
Inutile de vous dire que je ne vais même pas tenter de vous décrire par le menu les spécifications d’un Synthi 100, il faudrait une copieuse chronique rien qu’en s’en tenant à l’essentiel. Disons juste que le Synthi 100 est bien plus qu’un synthé modulaire, c’est un véritable laboratoire de musique électronique, très complet et incroyablement puissant. Pour être un peu plus technique, ajoutons en quelques mots que les possibilités sonores virtuellement infinies du Synthi 100 proviennent du fait que les très nombreux et extraordinaires modules composant ce miraculeux laboratoire de recherche sonore sont connectables entre eux via un système de matrices selon un nombre de combinaisons tout à fait prodigieux. On ne programme donc pas un Synthi 100 au hasard. Impossible. C’est une science découlant d’un apprentissage rigoureux. Et encore n’est-il pas suffisant de savoir programmer ce monstre, encore faut-il posséder assez de savoir-faire pour en tirer la quintessence ou, à tout le moins, de belles choses.
Inutile de vous dire aussi que je ne vais pas tenter non plus de vous décrire par le menu le curriculum vitae de ces deux immenses musiciens que sont Constantin Papageorgiadis et Yoshio Machida, deux interminables chroniques n’y suffiraient pas. En revanche, ce duo d’excellence possède un remarquable point commun : une passion sans limite pour l’EMS Synthi A (ou AKS s’il est accompagné de son clavier sans touches/séquenceur digital). Ce synthé-là est nettement plus connu. Pensez à la séquence pinkfloydienne de The Dark Side Of The Moon et vous serez tout de suite dans le ton. Mais la liste des musiciens ayant utilisé peu ou prou cette superbe machine serait juste stupéfiante. Jean-Michel Jarre en a fait ses choux gras, Klaus Schulze en a mis partout sur ses premiers albums et Brian Eno l’a utilisé à toutes les sauces. Mais rares sont les musiciens à oser poser juste un Synthi A devant eux et à en tirer tout le possible, et si possible le meilleur. Ce synthé est comme un organisme vivant. Il s’apprivoise peu à peu, râle, rote, rit, réagit, aime ou pas ce qu’on lui fait, miaule, parle ou crie, a ses bons et ses mauvais jours, vibre et vous fait vibrer. Constantin Papageorgiadis et Yoshio Machida sont des maîtres en la matière.
De fait, l’album en duo Music From The Synthi 100 peut être quelque part considéré comme une suite de l’album en solo de Yoshio Machida, Music From The Synthi, opus magnifique et parfaitement maîtrisé, plein de beautés, de poésie et de jolies surprises. Cependant, si on mesure qu’un Synthi 100 représente au bas mot quatre Synthi A fondus ensemble plus une table de mixage et de nombreux autres bonus, il n’est pas difficile d’imaginer que Music From The Synthi 100 célèbre une musique électronique à la fois complexe, raffinée et sans équivalent. Tout y est subtil, délicat et totalement musical. Car Constantin Papageorgiadis et Yoshio Machida ne sont surtout pas de ces margoulins qui cherchent à vous en mettre plein la vue, histoire de noyer leur incompétence dans la profusion. Ici, une manière de silence discret est presque aussi essentielle que les sons qui vous passent entre les oreilles. C’est la preuve que ces deux compères écoutent attentivement ce que leur raconte leur machine avant de poursuivre sans hâte leurs explorations sonores. C’est tout un processus, toute une philosophie, qui confère brio, profondeur et finesse à ce Music From The Synthi 100, et qui en fait un album d’artisans au sens le plus noble du terme.
Frédéric Gerchambeau
Dix questions à Constantin Papageorgiadis…
C&O : Peux-tu te présenter et aussi présenter Yoshio Machida ?
Constantin Papageorgiadis : J’ai toujours aimé mettre les mains dans le cambouis. Gamin, je démontais mes jouets et tentais de les remonter, sans toujours y parvenir. Mes premiers contacts avec l’électronique ont été une de ces boîtes d’expériences de chez Tandy, où on connectait les composants sans souder les câbles, via des petits ressorts. J’ai commencé à faire de la musique avec la basse, quand j’avais 16 ans, en autodidacte, puis la contrebasse, pour laquelle j’ai suivi des cours à l’académie durant quelques années. Plus tard j’ai tenté d’en vivre, mais ce n’était pas facile. J’ai joué dans pas mal de groupes, dans des styles très différents, mais pas de musique électronique. Les synthés et ce qu’on en faisait ne m’intéressaient pas, à part les sons que j’entendais dans des groupes comme Hawkwind ou Gong qui me plaisaient beaucoup. Un ami de l’époque, véritable encyclopédie musicale sur pattes, m’a expliqué qu’il s’agissait d’un VCS3, un synthé avec un clavier tout plat dans une petite valise, avec lequel on créait les sons en enfonçant des petits jacks sans câble. Il avait eu l’occasion d’en essayer un lors d’un stage avec Annette Vande Gorne. Ça m’a semblé très obscur, on était au tout début des années 90, il n’y avait pas le net, pas facile de visualiser cet étrange appareil. Des années plus tard j’ai joué dans un groupe d’inspiration très hawkwindienne, les sons que faisaient le claviériste étaient chouettes mais pas ce que cherchais. Comme j’avais un peu de sous, je me suis dit que j’allais acheter un VCS3 et ai commencé à creuser la question, grâce au net j’ai trouvé des infos, les différences entre Synthi A, AKS, VCS3 etc. J’ai finalement trouvé un AKS que je suis allé chercher en Sardaigne, chez un collectionneur très sympa avec qui nous sommes toujours en contact. C’était en 2008. Aujourd’hui, je joue plus de Synthi que de basse, seul ou dans différentes formations et je gagne enfin correctement ma vie avec la musique. Un rêve de jeunesse s’est réalisé, même si c’est en tant que technicien et non en tant que musicien. Yoshio est un artiste japonais, qui joue du Synthi et du Steelpan. Il a son propre label, sur lequel sort notre disque. Il est très productif et tourne beaucoup, notamment dans les pays de l’Est. Il collabore avec de nombreux musiciens. Il m’a un jour écrit pour une question technique, des pins à LED il me semble, et depuis nous sommes restés en contact, j’ai acheté son disque, lui le mien… Son utilisation du Synthi A est différente de la mienne : il se base sur un patch qu’il a longuement travaillé et étudié. Il est venu avec un cahier dans lequel il avait soigneusement consigné ses patches et la façon de les jouer. En fait pendant toute la tournée, il a utilisé le même patch, qu’il maîtrisait parfaitement, que ce soit pour jouer seul ou avec moi. J’ai l’impression qu’il ne laisse rien au hasard. Alors que moi, je pars de rien et j’improvise. Je construis un patch au fur et à mesure et je suis le Synthi dans ses pérégrinations. Nos deux approches se sont révélées bien complémentaires et on eu de très bons moments pendant les concerts.
C&O : Vous deux et le Synthi A, c’est une longue histoire. Raconte-nous un peu.
CP : Pas si longue finalement en ce qui me concerne, il n’y a pas dix ans que j’ai vu un Synthi pour la première fois : l’AKS que j’ai acheté. Je ne me doutais absolument pas à ce moment qu’il m’amènerait où je suis aujourd’hui. En travaillant des sons sur le Synthi pour le groupe dont j’ai parlé plus haut, je me suis petit à petit laissé absorber. C’était incroyable tout ce que cette petite valise pouvait contenir, j’avais l’impression que tous les sons de l’univers y étaient, qu’il n’y avait qu’à les chercher et les trouver. C’était mon premier synthé et je ne connaissais pour ainsi dire rien en musique électronique et encore moins en synthèse, je découvrais donc un monde totalement nouveau. C’est le Synthi qui m’a tout appris. J’ai eu l’occasion d’essayer pas mal de synthés par la suite, mais aucun ne m’a fait le même effet. La seule chose qui soit mieux qu’un Synthi, c’est deux Synthis !
C&O : Qu’est-ce qu’il a donc de spécial, ce Synthi A ? Seulement sa matrice ou est-ce vraiment un synthé unique tel qu’en lui-même ?
CP : C’est un synthé unique en lui-même, ou plutôt un instrument unique en lui-même, dans lequel le tout est bien plus que la somme de ses parties, qui mérite et nécessite une pratique régulière, comme tout « vrai » instrument. Beaucoup ont un Synthi ou un VCS3 qui n’est qu’un élément de leur vaste arsenal, ils l’utilisent pour un certain type de sons, comme ils utiliseront un Minimoog ou un Jupiter 8 pour d’autres. Ce n’est pas mon cas, je ne le vois pas comme un synthé parmi d’autres. La plupart des synthés ne m’inspirent d’ailleurs toujours pas beaucoup plus qu’à l’époque. Je joue de la basse, de la contrebasse, du Synthi et du Music Easel, je trouve que c’est déjà beaucoup. Il faut y consacrer une vie pour complètement maîtriser un seul de ces instruments, sauf si on est un virtuose béni des dieux, ce que je ne suis pas. Et avoir du talent, c’est seulement devoir travailler un petit peu moins que les autres. Ma démarche se rapproche de celle de musiciens comme feu Charles Cohen, Thomas Lehn ou Jean-Marc Foussat, qui se sont concentrés sur un seul petit synthé et en ont fait leur partenaire privilégié, avec qui ils ont développé une relation symbiotique. Souvent quand je dis que je joue du Synthi, les gens comprennent « synthé », qu’ils transforment vite en « clavier », pour quelqu’un qui n’est pas spécialement au courant, un synthé, c’est un clavier avec des boutons. Halalala, tu n’imagines pas le nombre de fois où je me suis fait traiter de « claviériste » par un ingé son pendant les balances pour un concert…
C&O : Maintenant, parle-nous du Synthi 100, de ses nombreux modules et de ses grandes matrices.
CP : Beaucoup décrivent le Synthi 100 comme un assemblage de trois ou quatre VCS3. Il y a un air de famille certes, des points communs, mais ce n’est pas le cas. Les circuits, le son, le comportement, l’utilisation, l’interaction, etc., tout est différent. Le Synthi 100 a aussi des fonctions que le VCS3 n’a pas : les modules sont plus élaborés, il a un générateur de tension aléatoire, une banque de filtres, un convertisseur fréquence vers tension et un puissant séquenceur… C’est aussi un instrument en soi. Même s’ils reposent sur le même type d’architecture que les autres modulaires, les Synthis A, 100, etc., sont différents car ils ont été conçus comme des instruments se suffisant à eux-mêmes, des systèmes relativement fermés. On est à l’opposé de l’actuelle logique du modulaire « quel nouveau module vais-je bien pouvoir ajouter à mon système ? ». Je trouve ça plus inspirant, les contraintes, les limitations, d’un instrument autosuffisant stimulent ma créativité beaucoup plus qu’un mur de modules. D’ailleurs j’ai revendu mon gros modulaire 5U à un ami, je ne l’utilisais pas assez. Je pense même avoir passé plus de temps à le construire qu’à le jouer. Le Synthi 100 est évidemment beaucoup plus complexe que le A et la taille des matrices est un frein à l’élan spontané. Il faut d’abord suivre les lignes avec le doigt pour être sûr de bien viser, et même comme ça il arrive encore qu’on se trompe de trou (merci de ne pas lire cette phrase hors contexte). La séparation des signaux audio et de contrôle sur deux matrices est un peu dommage. Pour les interconnecter, il a fallu faire des câbles à pins. Mais bon, une 120×120 aurait été complètement injouable, ou alors avec des extensions comme pour le snooker. Il est aussi plus sage, plus calme. Avec Yoshio, on a essayé de le faire partir en vrille comme le petit Synthi peut si bien le faire et c’était difficile, on n’y est pas vraiment arrivé. C’est peut-être dû à notre moins bonne connaissance de la machine, mais je suis sûr que sa conception y est pour beaucoup. C’était le haut de gamme EMS, ils ont voulu le rendre aussi stable et contrôlable que possible.
C&O : Et donc, tu sais réparer les synthi A et ce genre de très gros synthés qu’est le Synthi 100. Raconte-nous.
CP : Pour ça aussi je suis autodidacte. J’avais envie de modifier mes Synthis. En fait pas mal de choses sont possibles dans les circuits mais ne sont pas reprises sur la matrice, qui ne fait que 16×16, sans doute pour des raisons économiques. Dès le début, EMS a proposé des modifications en option. Mais je n’ai trouvé personne pour le faire. Un ami technicien me l’a quasiment jeté à la tête en disant qu’il en avait assez de ces Anglais qui devaient toujours faire les choses autrement que les autres. Et un autre technicien à qui je l’ai apporté l’a gardé sans rien y faire pendant des semaines, voire des mois. J’en ai eu assez d’attendre et je l’ai finalement récupéré, bien décidé à le faire moi-même grâce aux infos disponibles sur le net et à l’aide de quelques spécialistes avec qui j’étais entré en contact, notamment Steve Thomas, de Digitana, qui est devenu un ami. Je me suis fait la main sur d’autres projets, comme modifier mon MS10 ou mon Monotron et construire une interface matricielle pour interconnecter mes deux Synthis. Puis quand j’ai été assez confiant, je me suis attaqué à mes Synthis. J’ai quand même réussi à griller quelques trucs ce faisant. J’ai donc dû apprendre à réparer aussi, c’était l’école à la dure. Ne voulant pas forer dedans pour ajouter des switches, j’ai eu l’idée d’utiliser des boutons push-pull et ça a très bien fonctionné. J’ai créé un blog sur lequel j’expliquais comment faire ces modifications, ces pages sont toujours disponibles sur mon site. C’est à partir de là que des gens ont commencé à me contacter, pour me demander des conseils ou de m’occuper de leur Synthi. Depuis, j’en ai vu plusieurs dizaines, chacun m’en apprenant un peu plus, par comparaison aux autres. C’est comme ça que je me suis rendu compte que beaucoup, dont les miens, ne fonctionnaient pas parfaitement, et que ces rumeurs infondées quant à leur instabilité, leur soi-disant « non-musicalité », leur mauvais tracking, etc., sont colportées par des gens qui ne savent tout simplement pas comment un Synthi doit sonner et fonctionner, ni comment s’en servir dans bien des cas. Ils n’en ont jamais vu que défectueux et mal calibrés, ce qui est inévitable s’il n’a pas été révisé et restauré par un technicien compétent. Et un technicien compétent, ça ne court pas les rues. J’ai vu de ces erreurs et de ces horreurs dans certaines machines, même qui sortaient de chez des techniciens réputés, ça fait peur ! À ma connaissance, les gens capables de s’en occuper correctement se comptent sur les doigts d’une main. Beaucoup d’autres s’en croient capables, mais ils s’enfoncent le doigt dans l’œil. La différence entre un Synthi qui semble fonctionner et un Synthi qui fonctionne comme il faut peut être énorme. Mais sans point de référence ou de comparaison, il est difficile voire impossible de s’en rendre compte. Depuis près d’un an, c’est devenu mon boulot à temps plein : je fais des réparations, des modifications de Synthis, je construis des synthés, surtout des clones de Buchla 208. Je conçois, fabrique et vends des modules qui ajoutent des fonctions au Synthi et au 208, des petits PCBs utilitaires. Comme pour mon activité musicale, je préfère me concentrer sur quelques instruments et les connaître du mieux que je peux plutôt que de toucher un peu à tout. Ça fonctionne plutôt bien et ça ne fait que commencer… Un autre aspect fort plaisant de ce métier est que ça me met en contact avec des musiciens que je n’aurais probablement jamais eu la chance de rencontrer autrement. Pour le Synthi 100, j’ai travaillé avec le technicien Ivan Schepers, un des derniers de la grande époque de l’IPEM encore présents. Il y était entré en même temps que le Synthi 100 en 1979. J’ai effectué ce travail gratuitement, même à mes frais car ni mes déplacements ni une bonne partie des composants que j’ai utilisés ne m’ont été remboursés. Aussi aberrant que cela puisse paraître, il n’était pas possible que l’Université de Gand, dont l’IPEM fait partie aujourd’hui, débloque un budget pour restaurer cet instrument exceptionnel. L’IPEM actuel n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il a été, on n’y fait plus de musique mais des recherches. J’ai donc proposé de le restaurer gratuitement car il était inconcevable à mes yeux de laisser un tel joyau dans cette situation à quelques kilomètres de chez moi, alors que j’ai les compétences pour le remettre en état. En contrepartie, je leur ai demandé de le mettre à disposition de musiciens désirant l’utiliser. Depuis deux ans qu’il est fonctionnel, seuls notre duo avec Yoshio et Soulwax ont pu s’en servir, j’espère que d’autres pourront bientôt aussi le faire sonner et qu’il aura un jour à nouveau l’écrin qu’il mérite.
C&O : Parlons de l’album maintenant. Décris-nous sa genèse et sa réalisation.
CP : C’est Yoshio qui a eu l’idée quand je lui ai annoncé que je restaurais un Synthi 100. Il est venu pendant 3-4 semaines. On a profité de l’occasion pour faire une tournée en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas. Quand il est arrivé, je venais de finir la restauration, qui avait duré plus longtemps que prévu. Je n’ai donc pas eu le temps de me faire un peu la main. L’enregistrement s’est déroulé en plusieurs sessions, séparées par les dates de concerts. Au total, on a dû passer une bonne semaine avec le Synthi 100. Le local que l’IPEM a mis à notre disposition n’était pas du tout adapté, n’avait aucun confort de studio, aucune isolation acoustique. Quelques tables, quelques chaises, des trucs vibraient dans tous les coins. Il a fallu qu’on se débrouille pour le système d’écoute et les câbles, c’est le petit ordi portable de Yoshio qui a servi d’enregistreur… En fait, c’est un album rock’n’roll.
C&O : Comment vous êtes-vous organisés, toi et Yoshio, pour piloter à deux le Synthi 100 et que ressent-on dans ces moments-là ?
CP : En général, l’un préparait un patch et quand il avait fini, l’autre préparait le sien par-dessus, en écoutant celui déjà existant. Quand le résultat nous satisfaisait tous les deux, on enregistrait, soit en intervenant sur le patch, ce sont les pistes « Experiment », soit en laissant le Synthi 100 jouer tout seul, les pistes « Generation ». Je trouve que ce sont les « Generation » les plus chouettes, comme quoi un Synthi 100 n’a pas besoin d’humains (sourires). Après l’enregistrement, on dépatchait tout et on repartait de zéro pour créer une nouvelle pièce. Pour les « Experiment », il fallait aussi gérer nos déplacements dans l’espace, car le patch de chacun s’étendait sur tout l’instrument. Si l’un jouait par exemple avec les filtres, l’autre ne pouvait manipuler en même temps les filtres utilisés dans son propre patch. On essayait aussi de ne pas toucher aux réglages qui concernaient le patch de l’autre, même si bien sûr il y avait des interactions entre les deux. Je ne sais pas ce que ressentait Yoshio, moi j’étais content et fier, non seulement de jouer sur cet instrument, mais surtout d’avoir rendu ça possible grâce à mon travail de restauration. C’était très agréable de se dire qu’il n’avait plus sonné comme ça depuis de trop nombreuses années.
C&O : Parle-nous de la musique que vous avez créée ensemble.
CP : Elle n’est pas d’un abord facile pour les non-initiés. Notre démarche est aux antipodes de ce qui se fait généralement en musique électronique : tout est enregistré en une seule prise, sans fard, sans effets externes, sans postproduction. Nous sommes bien conscients que ça ne parlera pas à tout le monde, mais c’est ce qu’on avait envie de faire. On pourrait comparer ce disque à une bière bien amère sans sucre : ce n’est pas toujours facile d’accès au premier abord, différent du goût formaté de la Pils de base. D’instinct on préfère le sucré à l’amertume, mais un palais éduqué à ce type de goût et en quête de différence et d’originalité saura apprécier.
C&O : Pour certains le Synthi 100 est un rêve absolu, pour d’autres un véritable cauchemar à programmer. Et pour toi, c’est quoi ?
CP : Ni l’un ni l’autre. C’est une machine rare et exceptionnelle que j’ai eu la chance d’utiliser et de restaurer. Je jouerai volontiers dessus à nouveau bien sûr, mais n’y tiens pas particulièrement. Même si j’avais l’occasion et les moyens d’en acquérir un, je ne pense pas que je le ferais. Il m’a bien fait fantasmer, c’est d’ailleurs ça qui m’a amené à m’occuper de celui de Gand, mais maintenant que c’est fait, qu’on a enregistré cet album, il ne me manque pas. Je pensais que ce serait comme un petit Synthi en quatre fois mieux mais en fait non. Je suis beaucoup plus à l’aise sur un Synthi A ou un VCS3, le Synthi 100 est trop grand. Il ne correspond pas à ma façon d’aborder ces instruments, je n’y ai pas vraiment retrouvé ce qui fait que j’aime les petits Synthis. Deux autres ont été restaurés récemment, à Athènes et à Belgrade, plus celui à Melbourne il y a quelques années. J’espère que ceux-là seront mis à la disposition de musiciens qui les feront sonner et sortiront des disques. Utiliser ce genre de machine est une expérience très intéressante, mais qui risque de mettre fin au rêve et au fantasme qui l’entourent, avis purement subjectif bien entendu, peut-être que d’autres te diront le contraire.
C&O : Pour conclure, quel est ton sentiment sur toute cette aventure et aura-t-elle une suite ?
CP : Je suis content d’avoir fait ce travail, d’avoir eu l’occasion de mettre les mains sur et dans ce monstre. Et ça m’a ouvert quelques portes… L’aventure a une suite et je suis en plein dedans : c’est maintenant devenu mon métier à temps plein. Je ne pense pas qu’on enregistrera un « Music from the Synthi 100 2 – le retour ». Mais on prévoit de refaire une petite tournée avec Yoshio, pour promouvoir le CD. Il aimerait qu’on donne un concert avec le Synthi 100 à cette occasion, mais je ne sais pas si ce sera possible, Ivan, mon seul bon contact à l’IPEM, prend sa retraite…
Propos recueillis par Frédéric Gerchambeau