Louis de Mieulle – Defense Mechanisms
Louis de Mieulle
Autoproduction
Louis de Mieulle n’est pas totalement inconnu du lectorat de Clair & Obscur puisque le jeune bassiste et compositeur français est l’un des membres de l’émérite Casimir Liberski Trio, une formation jazz éclectique et avant-gardiste, dont l’unique album « The Caveless Wolf » compte parmi nos grands coups de cœur de ces derniers mois. A l’image de son complice pianiste originaire de Belgique, Louis est à la fois un virtuose confirmé et un insatiable créatif, avec un parcours finalement assez proche qui débute par un apprentissage précoce de l’art musical. A l’âge de 7 ans, le petit Louis manipule déjà l’imposant violoncelle, et son cursus le conduira au Conservatoire National de Paris (formation classique) puis à l’American School (jazz), avant de traverser l’Atlantique pour s’en aller poursuivre avec succès ses études musicales au Berklee College of Music de Boston. C’est là-bas qu’il rencontre un autre lauréat, le pianiste Casimir Liberski, point de départ d’une longue et fructueuse collaboration artistique, sans oublier sa contribution à divers projets plus où moins liées au jazz (citons par exemple le collectif Soul’D Out basé à Harlem, avec son style explosif combinant la soul, la funk et le gospel). En France, Louis de Mieulle forme Soundchaser, un groupe de jazz pointu au son spatial et groovy, et participe par ailleurs à divers projets plus « mainstream » dans les milieux rock et hip-hop, parmi lesquels une collaboration avec Lulu Gainsbourg (le fils du grand Serge donc), que Louis accompagnera à la guitare basse sur sa tournée 2011.
La même année, le musicien enregistre « Defense Mechanisms » à Williamsburg (quartier de New-York pour les connaisseurs), son premier album « solo » qui fait appel aux contributions de l’américain Matt Garstka derrière les fûts et de Casimir Liberski au piano et claviers, également portés au crédit de nôtre (décidément !) très doué bassiste multi-instrumentiste. Si l’esthétique instrumentale est ici globalement plus homogène et plus « électrique » que sur « The Caveless Wolf », réalisé l’année suivante avec un line-up quasi-identique, chacune des 9 compositions inclues dans l’album affiche une forte personnalité, avec un caractère unique et une structure propre. Le style général est incroyablement varié, assez indescriptible et riche de nombreuses influences parfaitement digérées, qui feront le bonheur des mélomanes curieux et exigeants. « Defense Mechanisms » sonne comme un mélange détonnant et alambiqué de jazz moderne résolument avant-gardiste et d’effluves jazz-rock-fusion des années 70, avec ces mêmes couleurs délicieusement « vintage », parfois proches de la fameuse école dite « de Canterbury » (Hatfield And The North, National Health, Gilgamesh, etc).
Dans ce maelstrom de rythmes (pour ne pas dire « polyrythmies », avec en point d’orgue le trippant et mystérieux « Soundfrieze », jubilatoire à souhait !), de notes et de climats changeants, il y a aussi un petit quelque-chose emprunté à la vaste et étrange généalogie du « rock in opposition ». En témoignent par exemple « Electric Cell Mutations » ou encore « Portrait De Famille », dont les passages dissonants évoquent aussi bien les expériences d’un King Cimson en mode exploratoire que les folles digressions des Sotos, Present ou Deus Ex machina, en plus typiquement « jazz » toutefois. Mais attention aux références : loin de moi en effet l’idée d’assimile l’album à une œuvre de rock prog, même si le caractère « progressif » de cette musique particulièrement sophistiquée et en constante mouvance (mention spéciale au fleuve et labyrinthique « The Taste Of Filth »), est tout à fait indéniable.
Au final, « Defense Mechanisms » est un album très écrit, brillamment composé et à l’exécution on ne peut plus maitrisée et organique, où aucun instrument, pas même la basse volubile de son maître d’œuvre (au son tantôt rond, tantôt incisif) ne vient se tailler la part du lion. A l’occasion de son premier essai transformé, Louis de Mieulle délivre avec ses deux acolytes une musique passionnante et à la précision redoutable, un premier opus entre ombre et lumière dont le caractère expérimental ne laisse pourtant aucune place à un quelconque sentiment de froideur ou d’hermétisme. De la musique « intello » avec de la mélodie, de l’émotion, et beaucoup de feeling en quelque-sorte ! Si si, c’est possible, la preuve…
Philippe Vallin (9/10)