Labi Siffre – Crying Laughing Loving Lying
Pye Records
1972
Thierry Folcher
Labi Siffre – Crying Laughing Loving Lying
Le fameux dicton « Mieux vaut tard que jamais » se révèle à la fois plein d’espoir et plein de regret. L’espoir que jamais rien n’est perdu mais aussi le regret de mettre en lumière un nombre incalculable de lacunes laissées derrière nous. Petit retour dans les années 70. A cette époque, les moyens pour se procurer de l’information musicale (branchée) étaient loin, très loin de ce qu’ils sont aujourd’hui. Les médias se résumaient au bouche à oreille, à deux magazines, à la diffusion tardive de quelques émissions de radio et c’est tout. Ce n’était donc pas étonnant de voir toujours les mêmes albums circuler autour de nous, même si de temps en temps on croisait un chanceux qui revenait d’Angleterre ou des States avec de drôles de références sous le bras. Du genre Labi Siffre (prononcez Siffré) par exemple. Il a fallu presque un demi-siècle avec l’arrivée d’internet et la passion de quelques-uns pour remonter le temps et proposer au grand public des petits bijoux promis à l’oubli. Le catalogue seventies de Labi Siffre a été réédité une première fois en 2006 et devant la demande accrue, il a été republié en 2015. Un peu à la manière d’un Sixto Rodriguez et de son Cold Fact de 1971, les albums de Labi Siffre sont en train de vivre une seconde carrière inespérée et surtout beaucoup plus largement diffusée. Sa voix très douce et pleine d’émotion est enfin parvenue à mes oreilles (de plus en plus) exigeantes, et je dois avouer que ce fut un réel coup de cœur. Il faut noter aussi que sa musique a bénéficié de l’intérêt grandissant chez les habitués du sample de renom comme Eminem, Jay-Z ou Kanye West…
Labi Siffre est un chanteur, auteur, compositeur et poète Britannique dont la carrière s’est résumée à deux périodes distinctes. Six albums entre 1970 et 1975 et quatre albums entre 1988 et 1998. Me voilà donc face à un artiste que je ne connaissais « ni des lèvres, ni des dents » (les habitués de Frédéric Dard comprendront) et dont les premières notes entendues ont sonné comme une évidence. Peut-on donner son avis sur un auteur ou un compositeur lorsqu’on plonge la toute première fois dans son univers ? A mon avis oui, et c’est un luxe dans le sens ou l’on n’est pas pollué par une avalanche d’études, de critiques ou de discussions, on est tout neuf et candide face à la magie des notes et des mots. Les chansons de Labi Siffre sont arrivées comme ça, presque par hasard et seule l’émotion a pu me faire réagir. Crying Laughing Loving Lying, publié en 1972, fait donc partie de la première période de sa carrière avec un « son » seventies incontournable. On a beau tourner l’objet dans tout les sens, il est marqué de cette trace indélébile qui fait sonner la musique différemment. L’album a été enregistré aux Chappell Recording Studios de Londres par John Timperley bien connu pour son travail avec quelques grosses pointures du jazz et de célèbres groupes de rock comme Cream (Fresh Cream) ou Yes (Going For The One). Il comporte douze titres dans sa version originale et huit de plus dans la version remastérisée de 2015. La grande force de Labi Siffre est de donner à sa voix haut perchée un écrin mélodieux digne des plus grands tels Simon and Garfunkel ou Bill Withers. Deux belles références que l’on croise notamment sur le titre « Cryin Laughing Loving Lying » pour le duo new-yorkais et sur « My Song » pour le créateur de « Ain’t No Sunshine ».
La musique de Labi Siffre est donc au service d’une voix exceptionnelle qui s’exprime sur de petites ritournelles pop mâtinées de soul, de R&B, de blues, de folk et de bossa. Crying Laughing Loving Lying est un album intéressant qui permet de découvrir l’artiste dans tous ses registres. A commencer par le premier titre, « Saved », chanté a Cappella comme une mise à nu pour présenter la voix et le chanteur sans artifices. Certains morceaux seront très dépouillés avec seulement la voix et une guitare, « Fool Me A Good Night », « Till Forever », ou avec un piano et des chœurs discrets, « Come On Michael ». Sur d’autres chansons, les arrangements à la Burt Bacharach seront toujours opportuns et jamais pesants pour les compositions. Pour preuve, le délicat pizzicato de « Cannock Chase » est une merveille sur ce titre terriblement accrocheur et promis à rester gravé dans votre mémoire. L’album est porteur de deux singles, « It Must Be Love » et « Crying Laughing Loving Lying », tous deux bien classés dans les charts britanniques de l’époque. « It Must Be Love » sera même repris de façon convaincante par Madness en 1981. Il faut prendre la mesure de cet album qui deviendra dans les années 2000 une véritable source d’inspiration et de pompage étonnant. Le sample de « My Song » par Kanye West sur son titre « I Wonder » est un exemple de cassage de gueule retentissant. L’essence même de ce titre intimiste a complètement disparue au profit d’un « je ne sais quoi » brouillon et sans âme. Mais bon, ce fut néanmoins un coup de projecteur fructueux pour sortir Labi Siffre de l’ombre.
On peut difficilement aborder cet auteur sans s’intéresser aux paroles et aux histoires toutes simples qu’il met en musique. Loin de son enfance catholique et de ses principes, il s’érige comme un athée posant des questions existentielles sur l’histoire de l’Homme et sa destinée (« Saved »). Il poétise sur sa vie d’artiste tourmenté (« Cannock Chase ») ou sur ses relations amoureuses (« Fool Me A Good Night »). La plupart du temps le caractère torturé et révolté de Labi transpire dans ses écrits et ce n’est guère étonnant de voir qu’il s’engagera plus tard dans toutes sortes de luttes avec notamment la chanson anti-apartheid de 1987 « (Something Inside) So Strong » qui deviendra un gros succès et le fera sortir de sa retraite. Chez Labi Siffre, comme chez beaucoup d’artistes, la chanson est un moyen d’expression privilégié et Crying Laughing Loving Lying n’échappe pas à la règle. Il faut savoir que la beauté immédiate des mélodies n’empêche pas de plonger dans les textes car ils en valent vraiment la peine. L’album déroule ses trésors sans heurts et sans ennuis, les styles et les climats sont très divers et on passe de l’atmosphérique « Blue Lady » au blues/country de « Love Oh Love Oh Love » sans problème. Et puis on s’étonne aussi du tempo syncopé de « Gimme Some More » adopté bien plus tard par un certain George Michael pour son tube « Faith ». Pour finir, un petit mot sur les bonus de la version 2015. Huit titres en plus et pas des bouche-trous. A commencer par « Watch Me » véritable hit proche du style des londoniens d’America et qui rencontrera un joli succès. A signaler aussi la jolie bossa de « To Find Love » et le Beatlessien « You Make It Easy ».
Voilà, une belle découverte et une chronique enflammée qui je l’espère va donner envie à tous ceux qui comme moi ne connaissaient pas le bonhomme et voudront se précipiter dans son copieux catalogue. Je le conseille en priorité à tous les nostalgiques du « son » seventies, mais aussi à tous les adeptes de la belle écriture musicale et littéraire. Il me reste à creuser encore et encore, tel un archéologue du son pour débusquer d’autres pépites enfouies. La matière première me semble inépuisable.
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