Kevin Richard Martin – Return To Solaris

Return To Solaris
Kevin Richard Martin
Phantom Limb Records
2021
Jéré Mignon

Kevin Richard Martin – Return To Solaris

Kevin Richard Martin Return To Solaris

2019, Kevin Richard Martin sortait sous son propre nom ce qui allait être son album le plus personnel, Sirens. Soit la retranscription des événements, expériences et tourments qu’a connu le compositeur sur la naissance de son enfant. C’est toutes ses craintes, moments de désarroi et de panique qui sont mis sur bandes quand on sait que l’anglais de naissance a failli perdre son bébé ainsi que sa compagne dans des circonstances forcément difficiles, ça se pose là. Sirens était un signal d’alarme interne, le cri silencieux d’un être effrayé qui n’a pu trouver que d’expiation dans la composition de drones magnétiques, d’épuration stylistique et minimalistes donnant l’impression haptique de ressentir des cris déchirants d’inquiétude, comme de rage, restés coincés dans le lobe frontal mais ne trouvant pas le chemin vers les cordes vocales. Une sorte de bande-son d’un film intérieur, d’un drame aussi commun que perturbant.

Mai 2020, le même Kevin Richard Martin reçoit une invitation du Centre des Arts de Vooruit en Belgique. Laquelle ? Celle de composer une musique pour une œuvre cinématographique de son choix. Étant déjà fan de musique de film, le britannique (désormais exilé en Belgique après un passage en Allemagne durant plusieurs années) choisit naturellement Solaris d’Andrei Tarkovsky (1972). Quoi de plus logique au final quand on connaît le penchant pour le compositeur/producteur son amour pour le cinéaste soviétique, la science-fiction et le désarroi psychologique. Ce qui en fait de Sirens littéralement un prologue. On reconnaît ses longues phases de contemplations où le doute insinue chaque photogramme, où l’existence se retrouve questionnée car privée de sens de rationalité. Martin démontre, à nouveau, qu’il est capable de capturer la désolation d’êtres perdus. Return To Solaris, s’il peut paraître comme la captation d’une étendue spatiale à partir d’un drone en orbite, se concentre particulièrement sur la station à la trajectoire elliptique autour de la planète. Le rendu est dur, industriel, percé de bourdonnements. Return To Solaris, c’est traverser ces couloirs emplis de sifflements et de réverbérations sans arrêt répétées, comme autant de pas effectués faisant et refaisant tour après tour, après tour, un cercle dont on n’arrive pas à s’extirper. On sentira bien, ça et là, des harmonies vacillantes, fantomatiques mais Martin ne nous fait pas un panorama de cette planète étendue de liquide. Il préfère se concentrer sur les aléas de ces hommes d’esprits et scientifiques perdus dans leurs fantasmes, leurs craintes la plus humaine dans une boite métallique en suspension de Solaris, source ultime et simulacre effrayant du questionnement humain.

Kevin Richard Martin Return To Solaris Band 1

Dans cette planète résonne l’écho de souvenirs mélancoliques, de fantasmes abstraits et de mises en formes magnétiques, spectrales mais tactiles. Return To Solaris attire tel un aimant dans ses instants les plus anxiogènes comme il donne en retour une certaine chaleur à certains instants, tel un souvenir devenant physique et dont on s’accroche à s’en briser les articulations… Comme une attraction gravitationnelle dont on cherche autant à s’approcher par curiosité (aussi bien empirique que psychologique) qu’à s’en éloigner… Après tout, la planète Solaris, il n’est pas question de l’approcher, ni de trop près, ni de trop la montrer. Nul n’a été vraiment capable d’y accéder, et encore moins de fouler son sol (n’étant qu’un immense océan « pensant » à perte de vue, lieu de l’origine d’une « vie »)… Tarkovski ne veut pas nous faire explorer l’espace, ce qui rend d’autant plus pertinente l’adaptation de Martin. La mission spatiale n’est, après tout, qu’un prétexte pour sonder la conscience humaine et son désarroi… Intentions, comportements, colères, peurs, personnifications de souvenirs. Notre passé nous accompagne. Des fois, nous n’y prenons pas attention, et d’autres fois il resurgit brutalement et nous frappe en plein cœur. L’attachement au souvenir est exposé de deux manières, l’affectif d’une part, et de l’autre le dangereux, celui qui fait que nous devenons prisonniers de nos souvenirs et de notre passé.

Paranoïa et panoramique, tel est le créneau du britannique. Ce dernier a déjà initié des compilations de musiques ambiantes nommées Isolationism mais il est aussi parfaitement conscient que la bande-son originale était déjà électronique (la partition originale d’Eduard Artemyev utilisait des synthscapes reconfigurant les œuvres classiques de Bach) et d’autant plus respectueux. Le producteur a préféré joué la carte d’instruments analogiques, ou désuets, écartant de ce fait tout froufrou numérique pour se concentrer sur la matière même du son, dont une boîte à rythmes Pulsar 23 vintage pour sculpter ces ambiances oniriques étranges… Kevin Richard Martin a tout autant saisi (et compris) le contexte orbital, métallique que les insondables étrangetés de l’inconnu intellectuel de l’œuvre du cinéaste russe. L’incompréhension, cette beauté aussi étrange que mélancolique indépendamment d’une certaine volonté humaine. Car Return To Solaris échappe aux repères, aux fragments d’humanité. Il est tel cette mer aux ondes nébuleuses communicatives qu’aux ressacs d’un remous aléatoire expansif. L’écouter, c’est suivre des vagues d’huiles obéissants à leur propre arbitre, c’est se voir se matérialiser, lentement dans notre esprit, plus rapidement dans une « réalité » une interrogation d’un voyage sans fin (et sans ouverture). Mélodies diffuses, voire absentes, saturations d’infra-basses millimétriques, déformations d’un espace-temps qui ne laisse que le doute et la méconnaissance dans une plaine huileuse… Sons désincarnés et de carillons de synthé clairsemés sur un moteur vacillant, intimité et caractère poignants, sensation de battement d’utérus chaud. Martin s’avère être un compositeur habile qui tire une force émotionnelle de sa palette de drones lourds et de tons menaçants.

Kevin Richard Martin Return To Solaris Band 2

Que pouvons nous projeter ? À l’instar du film du soviétique : rien… C’est un immense vide que nous offre Martin. Mais un vide plein de sens cachés, d’interrogations décousues, on en viendrait à atteindre une sorte de nausée existentielle, qui ne pourrait passer qu’à la suite de longues méditations. Preuve que le producteur anglais a parfaitement saisi la substantifique et insondable moelle qu’était Solaris… Telle est son humilité et ses impulsions d’un autre monde.

PS : Si vous voulez parcourir les étendues huileuses et magmatiques de Solaris, le compositeur Eric Holm en a fait, à mon sens, la meilleure interprétation possible. Ça se passe là: https://ericholm.bandcamp.com/album/surface-variations

https://kevinrichardmartin.bandcamp.com/

 

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