Kacy & Clayton – Strange Country
New West Records
2016
General Eclectic
Kacy & Clayton – Strange Country
Il y a des disques qui passent un peu inaperçus et que l’on peut facilement rater. Un peu comme une comète qui zèbre rapidement le ciel quand on marche, pensif, les yeux rivés au sol. Heureusement, ils finissent presque toujours par trouver l’oreille attentive qui leur convient. C’est le cas du deuxième album du duo folk canadien Kacy &Clayton, Strange Country, discret mais lumineux. Il faut dire que le style folk revival n’est pas vraiment celui qui remplit des stades, mais ne vous y trompez pas : l’alliance du picking complexe et maîtrisé de Clayton à la guitare avec les harmonies vocales de Kacy (souvent enrichies par celles de Clayton) offre un album extrêmement satisfaisant et organique.
Kacy Anderson et Clayton Linthicum, cousins germains et amis d’enfance, partagent une histoire ancrée dans les plateaux de campagne saskatchewanaise au Canada. C’est à Wood Mountain Uplands, là où leur famille a établi un ranch au début du 20e siècle, que leur passion commune pour la musique folk prend racine vers 2009. Très vite, ils commencent à se produire dans une taverne locale, et leur complicité musicale ne tarde pas à être remarquée. En quelques mois, ils se retrouvent sur les scènes folk de la région, des clubs intimistes aux festivals en plein air. Leur parcours prend un tournant décisif en 2011, lorsque Clayton rencontre Ryan Boldt, le chanteur du groupe canadien Deep Dark Woods. Partageant une passion commune pour le folk et le blues traditionnel, les deux musiciens se lient rapidement. Séduit par le potentiel du duo, Boldt invite Clayton à rejoindre Deep Dark Woods et n’hésite pas à mentionner le duo Kacy & Clayton dans ses interviews, leur offrant ainsi une première reconnaissance médiatique bienvenue. En 2013, le duo sort sa première galette, The Day Is Past and Gone, accueillie chaleureusement par la critique. Enregistré dans les premiers mois de 2015 aux Ghetto Box Studios de Saskatoon, Strange Country est, selon moi, un meilleur disque qui fusionne parfaitement les accents roots des albums folk revival nord-américains des années 60 avec le traditionalisme passionné du folk-rock britannique.
Comme souvent, le titre éponyme, « Strange Country », ouvre l’opus et plante immédiatement le décor : celui d’un album résolument rétro et charmeur. La voix d’Anderson révèle une maturité impressionnante, lui valant des comparaisons élogieuses avec l’icône folk des années 70, Sandy Denny. Le picking maîtrisé de Linthicum, quant à lui, n’est pas sans rappeler la virtuosité de Bert Jansch à l’époque de Pentangle. Cette première ballade minimaliste nous propose un récit d’exil mêlé d’injustice et d’aspiration existentielle. Le narrateur catapulté dans un « étrange pays » n’est pas seulement déplacé géographiquement, il ne semble aussi impuissant face à une autorité écrasante. « Si la foi est mienne, ne me laisse pas mourir dans ce pays étranger ». La suite de l’album ne démérite pas avec trois chansons aux accents résolument vintage: « Springtime of the Year », « The Rio Grande » et « If You Ask How I’m Keeping ». Ces titres nous plongent dans un voyage narratif où les images bucoliques s’effacent progressivement au profit d’une mélancolie grandissante. Le travail mélodique de la guitare souligne avec brio des paroles qui prennent une tournure sombre et fataliste à mesure que les chansons progressent. « The Rio Grande » en est un exemple frappant. Cette rivière, qui marque la frontière entre le Texas et le Mexique, devient le théâtre de drames existentiels. La noirceur finale en devient le plat signature: « Un pauvre garçon se fait enterrer/Un autre vient de naître/Le médecin fait de son mieux/Quand il se lève le matin/Mais seul Dieu peut dire lequel se fait enterrer et lequel naît ». Quant à « If You Ask How I’m Keeping » avec sa mélodie langoureuse et chaloupée, elle semble se balancer comme la chaise d’un porche.
Parmi les réussites de l’album, « Brunswick Stew » et « Seven Yellow Gypsies » se distinguent par leur art de raconter des fables sombres sur des rythmes enjoués. « Brunswick Stew » brille particulièrement par son dialogue vocal entre les deux cousins, qui renforce le réalisme du récit. Le picking délicat de la guitare en accordage open, posé sur un tempo décontracté, contraste avec une trame à peine suggérée d’inceste. Un peu comme le plat du Sud des Etats-Unis dont elle emprunte le nom, la chanson est riche, obsédante, et superbement exécutée. « Seven Yellow Gypsies » (aussi connue sous le nom de « The Raggle Taggle Gypsy », rendue inoubliable en 2008 par les Waterboys) est une magnifique réinterprétation d’une ballade traditionnelle Anglo-écossaise. Kacy & Clayton y apportent leur patte folk au psychédélisme épuré qui rappelle par l’instrumentation et le lyrisme le titre « The Trees They Do Grow High » de Pentangle en 1968. La chanson nous raconte cette histoire d’une femme de la haute qui, par fascination pour leur liberté et leur musique, abandonne son mari pour suivre un groupe de gitans. On s’attendrait presque à voir surgir un Johnny Deep, de sa péniche, guitare manouche à la main…
Malgré leur jeune âge, l’alchimie entre Kacy et Clayton est palpable, voix et guitare se mêlant à merveille, appuyés par des musiciens confirmés comme le batteur de The Deep Dark Woods, Lucas Goetz, ou la violoniste Meredith Bates. Certes, ce disque serait plutôt réservé aux amateurs de folk anglo-américain, mais le duo, un pied dans les prairies canadiennes d’aujourd’hui et l’autre dans le Troubadour Club de Londres des années 1960, navigue avec une aisance naturelle dans des paysages sonores poétiques et des histoires qui semblent venir d’un autre temps. Un voyage dans la tradition anglo-saxonne qui dépasse toutefois les barrières entre le nord et le sud, le passé et le présent et qu’il serait vraiment dommage d’avoir raté.