Jordsjø – Pastoralia
Karisma Records
2021
Thierry Folcher
Jordsjø – Pastoralia
J’ai toujours soutenu qu’une belle section rythmique était un atout précieux dans un groupe. Si je vous dis ça, c’est parce que Jordsjø a la chance de posséder dans ses rangs un percussionniste de la classe de Kristian Frøland. Ce jeune norvégien possède une frappe souple, puissante et très musicale qui contrebalance à merveille les séquences instrumentales de Håkon Oftung, l’autre talent de la formation. Ils ne sont que deux, mais alors, que de prouesses ! Leur musique, directement influencée par la scène prog scandinave des années 90, se révèle pleine de poésie, de touches pastorales et d’un souffle épique qui vous emporte très loin et très haut. A cela, vous ajoutez une pointe de jazz plus quelques climats proches de l’électronique allemand et vous aurez, grosso modo, fait le tour de leur palette musicale. C’est marrant, Jordsjø cite aussi Olivier Messiaen comme référence et j’ai toujours pensé que ce génie de la musique aurait fait du rock progressif s’il avait vécu à notre époque. Faut savoir qu’il fut l’un des premiers compositeurs dit classique à introduire les ondes Martenot dans ses œuvres, prouvant son intérêt pour les trouvailles sonores en tous genres. Ce n’est pas par hasard si Jonny Greenwood, le guitariste de Radiohead, lui voue un culte proche de la dévotion. Pastoralia nous arrive juste après l’excellent Nattfiolen (2019) qui avait confirmé la belle progression du combo norvégien. J’ai adoré ce disque que j’écoute encore très souvent mais qui, sans le vouloir, mettait une pression sévère sur les futures productions. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que Pastoralia est venu envahir mon espace vital et je dois avouer qu’il s’y trouve bien. Mais attention, tout nouveau tout beau comme on dit, il va falloir prendre du temps et ne pas s’emballer trop vite.
Déjà côté visuel, Jordsjø retrouve de la couleur et ça lui va bien. Les entrelacs de lignes et de formes, chers à l’image du groupe, sont toujours là, mais désormais baignés dans un océan bleuté plus accueillant que la grisaille habituelle. Un disque de printemps en fait, de renouveau et de célébration de la nature. Un disque en phase avec l’air du temps, en attente de respiration, de rêve et de liberté. Ici, nous sommes tout bonnement conviés à rejoindre Pastoralia, un lieu enchanteur du nord de la Norvège où les gens se rassemblent pour danser autour de feux de camps. Image vieillotte et folklorique pour nous autres mais toujours profondément ancrée dans les croyances scandinaves. Le voyage musical, celui qui nous intéresse, est à faire dans sa globalité pour bien s’imprégner de l’ambiance et ressentir ces fameuses premières impressions qui ne trompent que très rarement. Les nouvelles sont rassurantes, le son Jordsjø est bien là avec sa débauche de claviers/mellotrons, sa rythmique échevelée et ses guitares progressives. L’incontournable flûte assure la partition folk avec entrain et le chant norvégien affermit la crédibilité du message. Là où les choses semblent évoluer, c’est sur la tournure plus jazzy que prend la musique par moment. On se rapproche de Gentle Giant pour la construction, d’Anthony Braxton pour les inspirations free jazz et du prog scandinave pour la tonalité d’ensemble. Du coup Pastoralia s’éloigne de la facilité et des séquences mélodiques plutôt réussies de Nattfiolen. Ce nouvel ouvrage va demander plus de temps et de patience pour s’ouvrir pleinement à notre plaisir. Ici, la musique se mérite et n’atteint son objectif qu’en totale immersion. C’est le genre de défi que j’aime, à moins que l’âpreté ne prenne le dessus et rende l’écoute plus délicate. Mais je vous rassure, la plupart du temps c’est chaud, convivial et très accessible pour les amateurs d’expériences progressives un peu plus exigeantes.
Le court « Prolog » qui lance les débats est un petit bijou d’inventivité où les séquences musicales s’entrechoquent et se répondent dans un tourbillon de notes et de rythmes à forte coloration jazz. Ici, la frappe légère et précise de Kristian Frøland soutient efficacement la partition multi-instrumentiste de son pote Håkon Oftung. Un peu plus de deux minutes pour mettre tout le monde d’accord et donner à Pastoralia le meilleur démarrage possible. « Skumring I Karesuando » suit la cadence de façon très naturelle avec en plus une pincée de Jon Lord au tout début. Puis, Håkon va prendre la parole de sa voix douce et profonde pour nous conter ce crépuscule Lapon forcément hypnotique. Le chant norvégien est un atout et Jordsjø en a besoin pour dépeindre son univers de façon crédible et s’en servir comme seul passeport vers les chemins de Pastoralia. Le thème principal joué à la guitare est bien tranchant et malgré la complexité de la composition, l’ensemble est homogène, sans faux-pas ni remplissage. Petite parenthèse pour vous dire que je me suis bien cassé la tête avec les titres de ce disque. « Mellom Mjødurt, Marisko Og Søstermarihånd » (ouf) qui vient juste après, fait référence à des fleurs sauvages typiques du nord de la Norvège. La démarche poético/écologiste ne fait aucun doute et la musique se cale dans un esprit folk qui rappelle Jethro Tull et Mike Oldfield. Par moments, les notes semblent danser et nous amener vers des contrées secrètes où le mellotron déploie avec intensité ses couleurs particulières. Nous voilà donc à « Pastoralia » dans une ambiance sereine où la clarinette basse de Mats Lemjan et le violon d’Åsa Ree apportent une touche d’originalité bienvenue. Håkon se lâche un petit peu et chante avec entrain ce lieu chéri, enfin abordé.
On poursuit avec « Fluglehviskeren » (littéralement, le chuchoteur d’oiseau), une parenthèse plus légère donnant à la guitare acoustique, à la basse (très jazz) et à la clarinette l’occasion de nous emporter dans une sarabande de toute beauté. Un tremplin idéal pour « Beitemark » qui reconduit la clarinette et certains aspects des premiers morceaux avant de tout lâcher pour une bourrasque finale qui déblaie tout sur son passage. Grand moment musical qui surprend et renforce l’impression d’être en présence d’un rock progressif de très haut niveau. Le temps de laisser « Vettedans » virevolter à la manière des frasques moyenâgeuses de Gryphon , nous voilà en présence de « Jord III » qui va clore l’aventure sur dix minutes de mysticisme en communication avec la terre (Jord). Il s’agit du troisième volet d’une série commencée sur Jord en 2017 et qui trouve ici un prolongement de grande qualité. Cela commence par quelques notes de piano brodant un joli thème qui va grandir puis s’envoler en une symphonie de flûtes, de claviers et de guitares grandioses. La narration de Ola Mile Bruland est recueillie, presque lugubre mais le décor reste bien coloré par les multiples interventions musicales de Håkon et du jeu ébouriffant de Kristian. La tempête s’apaise et le calme retrouvé met à l’honneur une guitare proche de Yes. C’est la fin, on est groggy et bien obligés de reprendre nos habitudes loin des contrées fantasmagoriques de la Norvège.
Après pas mal de temps passé avec Pastoralia, je trouve ce disque génial et je ne rejoins pas forcément les commentaires frileux que j’ai pu lire çà et là. C’est sûr, Nattfiolen a laissé une empreinte solide et difficilement contestable mais j’ai le sentiment que Håkon et Kristian avaient envie de passer à autre chose. Tout en restant dans leur univers musical, ils ont donné libre-court à leur besoin de liberté en privilégiant, par exemple, une forme d’impro jazz assez débridée. Alors du coup, les repères sont moins évidents et les mélodies embryonnaires. Seules des écoutes répétées feront jaillir les instants magiques, nombreux, mais pour certains, savamment cachés. Pastoralia fait partie de ces musiques à ne surtout pas mettre en fond sonore et à écouter attentivement et même s’il s’agit d’un plaisir solitaire, il est en tout point gratifiant.
https://jordsjo.bandcamp.com/album/pastoralia