John Zorn & Gnostic Trio – The Testament Of Solomon
Tzadik
2014
Jean Michel Calvez
John Zorn & Gnostic Trio – The Testament Of Solomon
John Zorn écrit et produit de la musique comme il respire : 237 entrées sur Discogs, qui dit mieux ? Et, ceux qui le connaissent, savent qu’avec ce stakhanoviste de la musique on peut s’attendre à tout – même au pire, pour certaines oreilles chastes peu habituées au « bruit » : que l’on appelle ça expérimental ou free jazz. A l’opposé, le Gnostic Trio, pour lequel il a composé et produit sur son label Tzadik une demi-douzaine d’opus à ce jour, est assurément la plus « civilisée » de ses formations : guitare, harpe et vibraphone. L’ambiance est donc très sage, à mi-chemin entre le célèbre duo Gary Burton+Ralph Towner chez ECM dans les seventies, et… disons Debussy et toute cette musique de chambre impressionniste du début du XXème siècle, souvent très proche d’un jazz d’ambiance à la fois cool et assez sophistiqué.
On notera que John Zorn ne joue pas en personne dans ce Gnostic Trio ; il en a simplement composé les morceaux, auxquels on pourrait juste reprocher une certaine uniformité dans la forme et le style. Cela dit, on peut trouver pire comme reproche, « quand la musique est bonne », comme chantait un célèbre chanteur national (à savoir J.J. Goldman, pour ceux qui n’ont pas suivi l’allusion…)
Il n’est donc pas très utile de chroniquer les six (non désormais sept !) opus de ce Gnostic Trio (le premier d’entre eux est The Gnostic Preludes, sorti en 2012), et le choix s’est assez logiquement porté sur le quatrième, The Testament Of Solomon. Celui-ci se détache par un petit « plus », à savoir l’usage (subtil, et néanmoins bien présent) de gammes moyen-orientales l’éloignant quelque peu de ses alter ego gnostiques ou d’opus similaires issus par exemple de l’écurie ECM. Quoique… le label ECM aussi, via Oregon ou Anouar Brahem, a parfois coloré son jazz et adopté cette ouverture, qu’elle soit discrète ou bien plus explicite, vers les « Musiques du Monde » (ou World Music) et leurs harmonies et sonorités. D’ailleurs ici , malgré l’absence formelle de percussions, compensée par le vibraphone, ce Testament Of Solomon est très proche des premiers albums (pré-ECM et cent pour cent acoustiques) du quatuor Oregon initial (avec Ralph Towner, Collin Walcott, Glen Moore et Paul McCandless).
Le point marquant de ce Gnostic Trio est qu’ils réussissent à conférer cet exotisme de bon goût avec des instruments et musiciens cent pour cent occidentaux, à savoir Bill Frisell (le guitariste bien connu), Carol Emanuel à la harpe et Kenny Wollesen au vibraphone, les deux derniers bien moins connus mais tout aussi compétents. Le trio s’est superbement adapté à ce cahier des charges un peu différent de leurs autres opus Tzadik, se promenant du côté des musiques Yiddish sans en faire trop, c’est-à-dire loin du kletzmer et des Musiques du monde pures et dures, restant ancré sur un versant proche d’un classicisme esthétique très « classe », digne du conservatoire. Mais ils le font à leur manière, avec des instruments un peu hors normes pour de la musique en trio, que ça soit en jazz ou en classique. Pour les gammes et harmonies, on pense aux Rituels D’Un Ordre Soufi, de Georges Gurdjieff ou, plus connues, aux Gnossiennes et aux Gymnopédies d’Erik Satie, mais sur un tempo un peu plus nerveux, proche du jazz. Et à y repenser, ça n’est sans doute pas un hasard que ce nom de Gnostic Trio, qui rappelle (hasard ou non ?) Satie et son symbolisme mystique.
Comme chez Satie, difficile de privilégier un titre se détachant d’un autre ou au détriment d’un autre, la musique d’ambiance du Gnostic Trio est assez « lisse » et sans accident rythmique (tous ces termes étant non péjoratifs). On pourrait aussi parler d’ambient, mais ce serait exagéré, car ce trio magique est loin de se cantonner au largo ou à l’andante romantique et nous offre de superbes envolées, le vibraphone jouant parfois les percussions par défaut, et la harpe l’accompagnant dans ses accélérations. Au contraire, loin de s’ennuyer, on en redemande et avec 48 minutes, The Testament Of Solomon est presque trop court avec cette musique d’une grâce absolue, aussi élégante que du Mozart ou qu’un trio post-baroque de Carl Philip Emanuel Bach. Légère et racée ; belle, en un mot. A se demander comment le même John Zorn, qui éructe au saxophone et joue souvent la cacophonie bruitiste (écoutez le avec son quartet Masada !) peut insuffler autant de grâce dans les compositions signées pour « son » Gnostic Trio. Car l’ensemble des opus justifie les mêmes remarques, quant à son style et à l’effet produit ; une musique de chambre vigoureuse juste-ce-qu’il-faut pour nous rappeler que depuis Schubert et Beethoven, sont passés par là Chostakovitch, Bartok – et surtout, le jazz ! – qui ont laissé leur marque sur l’esprit et la vivacité rythmique de la musique en trio.