Jérôme Alberola pousse les limites…
Jérôme Alberola – « Pushin’The Limits, Anthologie de l’extrémisme et de la transgression dans la musique moderne » (2016 Camion blanc)
On ne présente plus le scribe « mélomaniaque » d’Annecy. Ses écrits parlent pour lui. De plus, deux articles conséquents ont déjà été publiés sur Clair & Obscur (à découvrir ici et là). Les consulter constitue ainsi le réflexe adéquat pour tout passionné de musique. C’est lu ? Bien, on peut donc poursuivre l’épopée entre gens de bien. Après s’être attaqué au hard rock (Anthologie du Hard Rock, de bruit, de fureur et de larmes – 2008, Camion blanc), au rock progressif (Anthologie du rock progressif, voyages en ailleurs – 2010, Camion blanc), aux voix féminines dans la musique moderne (Les Belles et les bêtes, Anthologie du rock au féminin, de la soul au metal – 2012, Camion blanc) et à la phénoménologie de l’écoute musicale (Anthologie du bonheur musical moderne, Pourquoi aime-t-on le rock, la pop, le metal, l’électro, etc. – 2014, Camion blanc), Jérôme Alberola pousse, non pas le bouchon heureusement, mais l’analyse dans ses derniers retranchements. C’est donc dans un voyage au pays de la transgression, sous toutes ses formes (musicale, textuelle, esthétique, conceptuelle) que le lecteur avide de vices se voit invité. Sans vice de forme, mais avec érudition et gai savoir, l’auteur livre son avis sur la vie de ses œuvres nées de la volonté de rendre caduque la définition-même d’un genre musical qu’elles visent pourtant à habiter. Noble entreprise, semblable à celle menée en peinture ou en littérature par des génies comme Duchamp ou Beckett.
Le modus operandi de l’expert reste le même que celui déployé dans les quatre ouvrages précédents déjà cités. Après une longue introduction théorique et diachronique de près de trois cents pages, c’est parti pour un long corpus de toutes les galettes qui ont, en leur temps, défrayé la chronique, tout en permettant de réévaluer les bases mêmes du genre musical phagocyté. En piste pour six cents pages de critiques de disques référencés, analysés et commentés selon une méthode très cartésienne tout en restant subjective et pleine de vie. Ces revues apparaissent bien comme celles rédigées par un amoureux du sujet et non comme une recension tirée d’une brochure de maison de disques. Lire, dans l’ordre, ces courtes vignettes culturelles, permet de mieux appréhender l’histoire de la musique moderne. Mieux : elles permettent de mieux saisir l’évolution de la société face à ce qu’elle considère comme une attaque conceptuelle, voire une insulte à la culture. Ainsi, il serait faux de croire que ce monument de papier ne s’adresserait qu’aux amateurs de musiques extrêmes. En effet, en parcourant ce dédale de disques, on croisera les Beatles, Bob Dylan, Jimi Hendrix, Pink Floyd, Led Zeppelin, Serge Gainsbourg, Lou Reed, David Bowie et autres Radiohead. Et pas seulement Napalm Death, Obituary ou Cannibal Corpse même si ces joyeux lurons sont naturellement partie prenante de l’aventure.
Le biais opéré par l’auteur s’avère ainsi particulièrement intelligent. En effet, l’intérêt d’un livre consacré uniquement au metal extrême semblerait bien relatif et destiné avant tout à un marché de niche. Tel n’est pas le propos de cette somme malicieuse qui se permet le luxe de remettre toute l’histoire de la musique moderne en perspective en nous rappelant qu’un album bien anodin pour un auditeur de 2016 faisait en fait office de cheval de Troie à sa sortie, en 1966. A ce titre, le protocole adopté par l’auteur – un système de notation qui prend en compte le temps passé entre la parution d’une œuvre, sa réception d’alors et son impact aujourd’hui – permet de mieux cerner les enjeux de ces musiciens fauteurs de troubles qui n’ont cessé de redéfinir l’art en ne permettant jamais d’en asseoir une définition… définitive. Ces voyous d’alors constituent évidemment les héros d’aujourd’hui. Un livre très dense qui n’assommera que celui qui ne se donne pas pour devoir de juger une œuvre, non seulement per se, mais au regard de l’héritage qu’elle laisse. Alberola a donc fait œuvre de justice. Vae Victis !
Christophe Gigon