Jakub Zytecki – Nothing Lasts, Nothing’s Lost
Auto-production
2019
Jean-Christophe Mouton
Jakub Zytecki – Nothing Lasts, Nothing’s Lost
Vous comme moi, nous avons notre propre échelle d’évaluation d’un album : nul, bof, mouais pas mal, ouais bien et top ! À quelques variations près, tout le monde se retrouve dans cette échelle à cinq niveaux. Mais certains albums nous sortent un niveau supérieur, le “wopitain mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?”. La vraie baffe musicale, la mandale sonore, la fricassée de phalanges version décibels. L’album Nothing Lasts, Nothing’s Lost (sorti en octobre 2019) du guitariste virtuose Jakub Zytecki est de ceux-là : une merveille. Pourtant – et je m’adresse à celles et ceux qui ont connu cette époque-là – nous en avons soupé des guitar heroes à cheveux longs et musique supersonique qui étalaient (et étalent encore pour la plupart) leur bavardage, pardon, leur logorrhée musicale le long de leur manche jusqu’à l’écoeurement. Quand on s’intéressait un tant soit peu à l’accompagnement musical dudit gratteux, c’était rarement recherché, fouillé ou audacieux : la musique en était souvent réduite à mettre en valeur l’arrogant six-cordistes.
Jakub Zytecki n’a d’arrogant que sa jeunesse et son génie. Il a toute l’intelligence de nous proposer d’abord et avant tout un univers dont le style est une fusion de djent, d’electro, de jazz, de dubstep parfois, et d’un je-ne-sais-quoi que je ne parviens à définir. Et je crois que c’est cela qui me plaît le plus : je n’arrive pas parfaitement à situer la musique de Jakub, preuve qu’il m’a embarqué véritablement ailleurs. Sa guitare devient plus qu’un instrument phare, c’est une pierre angulaire de chacun des morceaux. Toute la virtuosité de Jakub Zytecki est au service de la musique et il s’autorise à jouer des parties empruntant à l’electro, soit en répétant en boucle, soit au contraire en jouant des phrases très courtes comme de simples samples. Il imite l’electro sans vraiment vouloir le rejoindre, il virevolte et va où il veut dans une insolente liberté. Autre détail important, il fait le choix la plupart du temps de ne pas jouer en distorsion et préfère un son clair étincelant et claquant : cela rend ses phrases musicales d’une clarté inouïe. Les guitares Mayones (tout aussi polonaises que lui) y sont pour beaucoup dans cette sonorité de cristal.
Passez donc ce premier titre qui n’en vaut pas la peine pour vous régalez de «Sunflower». Jakub s’installe, se racle la gorge et démarre. Puis la chanson fleurit littéralement : la guitare profite de l’espace stéréo pour vous embarquer et vous faire décoller immédiatement avec elle. «Spring» va gentiment loucher vers le djent sans vraiment s’y rendre. La son clair aérien de Jakub dessine des traits de jazz et fusionne des styles a priori peu enclin au mariage. «Good I Bad Me» va vous faire groover et évoque de nouveau des accents djent. Quoi de plus normal, Jakub est par ailleurs guitariste de Disperse, groupe phare de ce style. C’est sur ce titre que notre cher guitariste démontre qu’il a des idées d’un autre monde. «Light A Fire (Fight A Liar)», et moi qui croyais que la contrepèterie était un art exclusivement français… Ce titre retrouve Jakub au chant (chose qu’il fait très bien !) et le style proche du djent. Sur «Creature Comfort», Jakub invite le guitariste suédois Fredrik Thordendal, membre fondateur du groupe de metal expérimental Meshuggah. Avait-il besoin de cette caution de qualité ? Non : les deux compères se connaissent et naviguent dans les même délires. «Creature Comfort» mélange electro, djent, ambient, scratch et vous fait voyager entre des univers qui pourraient sembler opposés de prime abord. Mais tout semble cohérent et le voyage est passionnant.
«Bonsai» est plus cosy et met en avant la chanteuse Paulina Przybysz (dont je ne saurais prononcer le nom, je m’en excuse platement) dont la voix rappelle beaucoup celle de Joss Stone. Dans une ambiance un peu R&B, la guitare aérienne de Jakub et la voix très soul de Paulina font des merveilles. «Tree Climber» hausse le ton et se rapproche du son de Disperse, plus musclé. «Caught In A Cloud», tout en mesures composées et cassures de rythmes, permet à Jakub de démontrer sa dextérité qui laisse à penser que c’est un alien ! Après le court interlude «How To, Alice D.», l’album se clôt sur «Grow Up» avec Jakub de retour au chant qui avoue ses peurs de grandir – et on le comprend ! Ce titre est le plus classique de tout l’album dans sa construction mais n’en reste pas moins plaisant.
Vous l’aurez compris, j’ai adoré cet album et je ne m’y attendais pas. L’univers de Jakub Zytecki est particulier et donc bien à lui. Ce surdoué de la guitare n’en fait jamais trop et utilise tout son talent au service de la musicalité. Il compose son univers sonore en assemblant entre eux des styles a priori éloignés mais qui, grâce à son travail d’orfèvre, forment un ensemble cohérent et fascinant. Ecoutez Nothing Lasts, Nothing’s Lost, ne serait-ce que pour le voyage !