Hidden Orchestra – Archipelago
Hidden Orchestra
Tru-Thoughts
Il existe des œuvres musicales ensorcelantes, au pouvoir de séduction immédiat. Des albums forts, intenses, prenants, rivalisants de feeling et d’esthétisme, qui vous fascinent, vous hypnotisent presque, et vous entraînent dans un véritable tourbillon émotionnel dès la toute première écoute. L’essentiel « Archipelago » des écossais du Hidden Orchestra est incontestablement de ceux-là. Et cette formation de jazz electro basée à Edimbourg n’en est d’ailleurs pas à son premier coup d’essai, puisqu’elle nous avait déjà enchantés avec la parution de son œuvre initiale en septembre 2010, l’excellent et incroyablement prometteur « Night Walks ». Il est clair à la découverte de cet univers musical éclectique passionnant, combinant des éléments de culture jazz, pop, psychédélique et ambient, que le groupe s’inscrit dans la droite continuité stylistique de celle des anglais de The Cinematic Orchestra (qui porte merveilleusement bien son nom !), LA figure de proue du label Ninja Tunes. Il n’en est pas pour autant un bête suiveur, même si l’influence majeure de son aîné britannique est plus qu’évidente, et le combo qui gravite autour du producteur et compositeur Joe Acheson (basse, contrebasse et divers instruments électroniques) fini d’asseoir avec « Archipelago » sa propre personnalité pour faire taire les mauvaises langues.
Pour former le cœur du line-up de Hidden Orchestra, son mentor et ingénieux chef d’orchestre s’est entouré de la belle Poppy Ackroyd au violon et au piano, ainsi que de deux jeunes batteurs (!), avec Tim Lane et Jamie Graham aux jeux respectifs on ne peut plus précis et complémentaires. Seulement quatre musiciens à l’actif du groupe donc, alors qu’à l’écoute de leurs deux albums, on a plutôt l’impression qu’ils sont le double, voir le triple, pour enfanter collégialement cette musique d’une densité et d’une richesse rare, et ceci tout particulièrement sur « Archipelago ». Sur scène, le cœur du combo est la plupart du temps accompagné par des instrumentistes invités, tels que Phil Cardwell et sa trompette proche de Nils Petter Molvaer ou Erik Truffaz, Fraser Fifield au saxophone, Mary Macmaster à la harpe, ou encore la virtuose coréenne Su-a Lee au violoncelle. La grande polyvalence des musiciens et les formations à géométrie variable conçues spécialement pour les prestations en public font de chacun des concerts du Hidden Orchestra un moment unique et toujours envoûtant d’un bout à l’autre de leur set.
« Archipelago » demeure, presque comme son prédécesseur, une œuvre entièrement instrumentale, mais qui présente bon nombre d’évolutions par rapport à « Night Walks ». En effet, les différents climats générés durant une heure par le quartet se font beaucoup plus feutrés, plus oniriques et climatiques, plus peaufinés aussi. Les rythmiques se font davantage « naturelles », mais aussi moins répétitives car beaucoup plus riches, fouillées et subtiles, avec ce remarquable travail d’orfèvre exécuté à 4 mains. L’œuvre en question est globalement une invitation au voyage (détail amusant : le premier bruitage entendu sur « Overture » n’est autre que celui du décollage d’un avion !), un voyage que vous ne saurez lâcher qu’une fois arrivé à son terminus, jusqu’à son ultime seconde.
L’univers des écossais jouit d’un formidable pouvoir évocateur, déployant une ondée musicale enivrante et délicieusement cinématographique, qui vous fera naviguer entre paysages urbains grisâtres et pluvieux ou vastes étendues sauvages nordiques, entre sommets des Highlands et côtes maritimes déchaînées par les vents. Les cordes jouent un très grand rôle dans ce pouvoir cinématique, épaulées par l’emploi de nombreuses sonorités samplées d’instruments divers, anciens ou « ethniques », souvent très discrets et utilisés avec parcimonie, sans oublier les quelques bruitages naturels qui viennent illustrer et appuyer ici et là le propos, sans jamais sombrer dans la caricature ou la suggestion grossière.
L’impact mélodique de ces divers tableaux jazzy éthérés est quant à lui aussi très puissant, et certains thèmes vous refileront de véritables frissons de bonheur, en plus du vertige général provoqué par la musique dans son ensemble, entre abstraction atmosphérique et déluges de progressions rythmiques jubilatoires (« Hushed », le sompteux « Flight », l’épique « Seven Hunters », sans oublier le très beau final trip-hop de « Vorka »). Avec « Archipelago », Hidden Orchestra réalise et publie un album d’une grande maturité et d’une extrême richesse, à écouter fort, et les yeux clos pour en renforcer les nombreux effets sur le corps et l’imaginaire, avec à la clef une musique aussi riche et complexe qu’elle se veut accessible pour toutes les oreilles et toutes les sensibilités.
Un disque qui ravira également à coup sûr les nombreux déçus du dernier opus en date de son illustre cousin The Cinematic Orchestra, dont je fais malheureusement partie, au même titre que je suis un très grand amateur de sa musique d’une magnificence et d’une originalité qui forcent le respect. Un très grand groupe qui pulvérise les codes et les frontières est né, qu’on se le dise ! Et leur seconde livraison n’est ni plus ni moins qu’une pure merveille, à posséder impérativement dans sa discothèque et, bien entendu, à consommer sans modération aucune.
Philippe Vallin (9,5/10)