Happiness Project – Mutation
BOREDOMproduct
2018
Frédéric Gerchambeau
Happiness Project – Mutation
Ce Mutation d’Happiness Project, qui est leur deuxième album sous l’égide du plus qu’excellent label marseillais BOREDOMproduct, mais leur cinquième opus au total, s’avère être ma troisième chronique concernant ce groupe. Et puisque j’ai déjà une certaine pratique de ce trio au travers de mes textes, c’est donc l’occasion pour moi de savoir où en est Happiness Project de sa progression et des thèmes qui lui sont chers. Par ailleurs, Mutation est le parachèvement de l’EP Big Cities qui était l’objet de notre précédente chronique. Celui-ci promettait beaucoup. Alors, pari tenu ?
Revenons d’abord sur le groupe tel qu’en lui-même. Happiness Project est né à Limoges. L’histoire est simple. En 2002, Christelle Fournioux et Frédéric Tuyéras se rencontrent sur leur lieu de travail et comprennent vite qu’ils partagent la même passion dévorante pour la musique. Or Frédéric Tuyéras est le frère jumeau de Cyrille Tuyéras. L’un chante, joue des claviers et écrit des chansons, l’autre joue de la basse et compose à l’aide de synthétiseurs et d’ordinateurs. En intégrant Christelle, le duo de jumeaux devient un trio. Happiness Project vient de voir le jour. En 2003, Patrice Fournioux et William Cavelier s’ajoutent à la liste des membres et portent l’effectif au nombre de cinq.
C’est ainsi qu’Happiness Project sort ses deux premiers albums, Electric Games, en 2006, et Happy Live Bomb, en 2007. Cependant, c’est de nouveau le trio Cyrille/Frédéric/Christelle qui enregistre en 2008 leur troisième effort, baptisé Remove Or Disable.
C’est donc un Happiness Project très soudé et déjà parfaitement aguerri qui sort en 2013 son quatrième opus, 9th Heaven, son premier au sein du label BOREDOMproduct. D’ailleurs dès le « I Want You » inaugural de leur Electric Games initial de 2006, on sent dès le départ un groupe uni, solide, bien place et surmotivé. Deux ans plus tard, en 2008, c’est en groupe tout à fait expérimenté qu’ils enregistrent Remove Or Disable, dont le clip « Departure » qui en est issu démontre l’excellence désormais acquise par le trio. La parution de 9th Heaven, début 2013, a été environnée par la sortie de deux EPs, l’un tournant autour de « Desillusion », l’autre prenant appui sur « Poupée Mécanique » et dont la front cover n’est pas sans rappeler celle du The Mix de Kraftwerk.
Autant dire que l’arrivée d’Happiness Project chez BOREDOMproduct s’est faite dans le faste et l’enthousiasme. Rien d’étonnant, car quatre années, une longue période pour n’importe quel groupe, s’étaient encore écoulées depuis le précédent Remove Or Disable. Happiness Project avait visiblement encore beaucoup mûri dans ses thèmes et ses textes et progressé musicalement au contact des membres de BOREDOMproduct. Le résultat ? Un 9th Heaven de toute beauté, ma-gni-fique ! Je vous ai déjà parlé ailleurs de mon amour pour leur « Poupée Mécanique ». Je regardais alors du côté de la mélodie, d’une admirable efficacité. Mais le principal n’est pas là. Regardons-y de plus près.
En effet, l’essentiel est dans les paroles. On y lit « We’re ready to exhaust natural resources to feel a bit younger… » On précise plus loin « Can you hear the whales wading away ? Animal’s pleading for our mercy ? » Et pour que le propos soit tout à fait clair, on précise encore « Bio fools are worst than ever. Q10 skin cream is a true disaster. » Regardez le clip illustrant la chanson, sa dernière partie est on ne peut plus explicite ! Il faut quand même avoir du cran pour affronter aussi effrontément les puissances redoutables que sont les grandes marques de cosmétiques. Mais si on reste au strict plan musical, je considère 9th Heaven comme un sommet, un album toujours à redécouvrir, avec une affection toute particulière pour la tétralogie « No Name/Poupée Mécanique/Train Of Life/In A Deep Forest » qu’il m’arrive certains soirs d’écouter en boucle, juste pour le plaisir.
Jusqu’à Remove Or Disable, Happiness Project donnait toutes apparences du groupe rock-pop-électro qui sait très bien faire ce qu’il adore faire, chanter très humainement l’amour dans un monde de plus en plus déshumanisant. L’amour ! Toujours l’amour ! Et le projet d’être heureux dans cette vallée de larmes, passionnément, malgré tout. La voix claire et haut perchée de Christelle révèle des trésors d’émotions, ralliée par celle belle, intense et lente de Frédéric. Avec 9th Heaven et un grand coup de pouce de BOREDOMproduct, tout change, Happiness Project atteint sa vraie dimension, et c’est éblouissant. L‘écriture se fait plus réfléchie, plus profonde et plus littéraire. Quand aux thèmes abordés, ils se font plus riches et plus variés, mais aussi plus complexes, plus mystérieux et plus sombres, avec cependant toujours un rayon de lumière salvateur ici ou là. Une évolution jusque dans les fondements, et une vraie belle réussite en tous points.
Cinq ans passèrent encore avant qu’Happiness Project n’émette un nouveau signe d’activité. Sous la forme d’un EP dénommé Big Cities annonçant la sortie prochaine d’un nouvel album intitulé Mutation. Big Cities, tout est résumé dans le titre et on reconnaît maintenant bien là l’art consommé d’Happiness Project à compacter en juste deux mots un mal être insondable. 9th Heaven se terminait par « Balloons And Zeppelins », un titre aux accents steampunk, dont les premières paroles étaient « Could we go back in time ? » Revenir en arrière, tout recommencer peut-être, éviter les erreurs du passé, un vieux rêve. C’est exactement le sujet du début de la chanson « Big Cities », qui commence ainsi « Why not live on a smaller scale ? Why not live in smaller places ? » Vivre à une échelle plus petite, dans des villes moins vastes. Small is beautiful, n’est-ce pas ? Pas pour tout le monde faut-il croire, car la réponse est « I tell you I wish I lived in Berlin… ».
Contraction d’une opposition à l’heure où l’humain est de plus en plus urbain, par goût parfois, par nécessité souvent, mais aussi parce que les villes s’étendent inexorablement et rétrécissent les prairies, les forêts et les champs. Alors ? Happiness Project ne se pose pas en Pierre Rabhi ou en Joël de Rosnay, pour ne citer qu’eux. Ils ne proposent pas de solutions, juste leur témoignage de citoyens, de musiciens. Ils parlent toutefois de deux enfants jouant dans un étrange jardin. « They play to create a new world, to make this lost garden a better place… »
L’EP Big Cities contient cependant une autre perle, une chanson d’amour – ben oui, on ne se refait pas ! – intitulée « Darkside Baby Doll ». Les paroles sont très oniriques et la mélodie envoûtante. Un joli petit chef-d’œuvre ! Mais il y a surtout « Mutation », la chanson éponyme de l’album, alors, encore à paraître. Il s’agit là d’une version remixée. On nage dans l’électronique pure, totalement assumée, futuriste, et mieux, transcendée, avec une intro au vocoder d’anthologie, tout le reste étant de la même très belle eau. Absolument superbe ! Cela promet donc un futur album tout à fait intéressant. D’autant plus qu’il y a du monde sur le pont.
Bien sûr, Cyrille, Frédéric et Christelle sont à la manœuvre sur leurs instruments et derrière leurs micros. Mais il y a aussi Member U-0176 de Celluloïde et Jean-Benoit Lacassagne de Dekad à la production, tandis que Laurent Cristofol officie à la table de mixage. Que du très lourd ! L’ancien producteur du groupe, Jean-Louis Sollier, a également mis à disposition son Sweet Ohm Studio. Cerise sur le gâteau, Claire Tuyéras a même pris les photos qui illustrent la pochette de l’EP. Un joyeux projet familial en quelque sorte ! Last but not least, je m’en voudrais de ne pas citer encore Emmanuel Prévot, non seulement responsable du graphisme mais aussi d’un clip épatant tout en dessins illustrant « Blue Eyed Boy ».
Alors, maintenant que l’histoire du groupe a été résumée et que tout le monde a été présenté, que dire de Mutation, l’album ? Est-il à la hauteur des attentes suscitées par l’EP Big Cities ? Est-ce le digne successeur de 9th Heaven ? Patience, le vote est clos mais le résultat tient à se faire encore attendre un peu. Comment s’appelle-t-il déjà ce nouvel album ? Ah oui, Mutation. En effet, c’est bien de cela qu’il s’agit, de mutation, de changement, d’évolution.
D’évidence, Cyrille a muté, il ne compose plus comme avant, il a mûri depuis 9th Heaven, c’est un bien meilleur compositeur. Et Member U-0176, a-t-il muté/mûri ? Oh que oui, ça saute même aux oreilles ! Lui aussi est bien meilleur. Rien que ceci explique la mutation perceptible entre 9th Heaven et Mutation.
9th Heaven restera pour toujours un excellent album mais, c’est un fait, Mutation est meilleur, supérieur, et c’est désormais l’album majeur d’Happiness Project. Expliquons, détaillons.
Il y a d’abord le son, et plus exactement le ressenti du son. Les arrangements ont été simplifiés. Il y a moins à entendre, donc plus à écouter. 9th Heaven est d’une écoute agréable, mais Mutation est d’une écoute confortable. Ça change tout. Ça veut dire que l’oreille, moins sollicitée, moins excitée, est plus attentive à la musique, à ses nuances, à ses surprises. Sur ce plan, Mutation est le futur rêvé et parfaitement accompli de 9th Heaven. Mission superbement réussie !
Passons maintenant au plus important : musicalement, c’est comment ? Je vous l’ai déjà dit, Cyrille est désormais un bien meilleur compositeur ! Impossible pour moi de décrire par le menu tous les petits et grands bonheurs que me procure chaque écoute de Mutation. En voici tout de même quelques uns. Commençons par « Sweet Heart Of Mine ». Sous ce titre d’apparence banale et anodine se cache pourtant une chanson admirable de tension contenue, dotée d’une mélodie vénéneuse, et cavalant, l’air de ne pas y toucher, tel un cheval au galop. Du grand art. « Mutation », la chanson, est également un modèle de cavalcade musicale tranquillou mine de rien. Ce qui pose à un certain moment la question du style.
Déjà, avec 9th Heaven, on n’était pas bien sûr, mais avec Mutation, la réponse est encore moins nette. Est-ce de l’électro-pop dopée au rock ou du rock farci à l’électro-pop ? La question n’aurait pas d’importance si la réponse était claire, mais comme la réponse n’est pas limpide, on se pose la question. Peu importe au fond, tant que la musique est bonne, hein ? Le seul indice est le traitement du son. Franchement, parfois, à bien écouter l’agencement des rythmes et la dose pas trop chiche de réverbs, on est carrément dans le domaine du rock de haut vol. Intéressant. A d’autres moments, j’ai cependant l’impression d’écouter un son aussi pointu et précis que celui d’un album de Kraftwerk. Troublant.
Parlons encore d’« Ivak Trahor », lente giration philosophique et méditative autour de notre planète bleue à la recherche d’un sens à l’existence. La surprise vient qu’une partie des paroles est en allemand. Pour ceux qui ont déjà du mal avec l’anglais, c’est ennuyeux. Mais sinon, je vous l’assure, c’est très beau. On pense forcément quelque part à Kubrick et à son « Odyssée De l’Espace ». Très beau, mais alors vraiment très très beau, est ce « Still Able To Love » où la voix de Frédéric n’a jamais été autant à l’honneur, servant là une mélodie aux dessins réellement magnifiques. Réellement sublime !
Et voici, je me réservais pour la fin mon prix spécial du jury, la palme d’or allant forcément au « Still Able To Love » que je viens d’évoquer. Mon prix spécial va donc, haut la main, à « The Better Claim », chanson absurdement épique – mais j’adoooore ! – et relative à un homme attendant son bus. Mais le malheureux a oublié le numéro de celui-ci. Lequel prendra-t-il au final ? Raconté ainsi, c’est plat comme une vieille crêpe, je sais. Mais la chanson, elle, me catapulte à chaque fois dans une allégresse proche du déraisonnable. Allez savoir pourquoi. Aurais-je muté moi aussi ?
Merci pour cette superbe chronique.
En 1 mot… Merci.