Flying Lotus – Flamagra
Warp Records
2019
Jéré Mignon
Flying Lotus – Flamagra
Depuis l’apparition du projet Flying Lotus (2006), Steven Ellison n’a cessé de brouiller les pistes dans un débordement aussi imaginatif que créatif. Souvent renversant, des fois inquiétant, touchant presque à la métaphysique tout en devenant avec les années une mythologie en vase clos, un objet de pop culture (fallait voir le lancement de l’album à Time Square), Flying Lotus séduit autant les vieux de la vielle du hip-hop (école Madlib) que les défricheurs de nouvelles sonorités urbaines. Un pied dans le passé (rappelons que Ellison est le petit neveu d’Alice Coltrane) et un autre en suspension, ne sachant pas choisir entre la marche présent ou futur, Steve Ellison a su créer un véritable univers aux références diverses (soul, funk, jazz, rap, electro, glitch, abstract) copulant aussi farouchement que gentiment pour des mises en orbite auditives frôlant l’expérimentation la plus totale et la perte de repères concis. Si, au début, le nom Flying Lotus a souvent été comparé, comme argument de vente, à celui d’Alice Coltrane et de son psychédélisme, le projet vole dorénavant par la seule présence de Steven Ellison orchestrant multiples invités parsemant ses disques (Thom Yorke, Kendrick Lamar, Thundercat, Kamasi Washington etc..). Si You’re Dead, le précédent, et le plus « cauchemardesque », opus de l’américain traitait de la Mort, du passage vers l’au-delà, des rêves avec ses visions surréalistes et gores renvoyant à un imaginaire graphique japonisant, Flamagra, nouvel album en cinq années (Ellison s’étant lancé entre temps dans l’expérience cinématographique avec le perturbant Kuso), prend ici comme thématique le feu, son entretien (artistique) et à sa représentation (philosophique). Et quoi de mieux pour s’attaquer à ce concept ? David Lynch, ami(e)s cinéphiles !! Il est étonnant de voir ce nouvel album comme une sorte de décalque de Twin Peaks mais passé à la moulinette d’abstract hip-hop, de funk cosmique, d’instrumentaux lo-fi enivrants, de soul fantomatique et de jazz hallucinogène très Sun Ra, c’est à dire pas de notre monde astral. Et j’oublie de mentionner la quantité d’invités allant de Shabazz Palaces à l’inamovible Thundercat et sa voix de velours entre George Clinton et David Lynch.
David Lynch, justement, voit dans le feu un passage vers une autre dimension, une réalité distordue et comme disait l’agent Dale Cooper « Nous vivons dans un rêve ». Flamagra a tout du rêve, de l’inquiétante étrangeté. Il est distordu, prend des directions inédites, n’hésite pas à laisser l’auditeur en chemin pour qu’il se démerde un peu et navigue de manière aussi fluide que perturbante de style en style avec le pot-pourri mentionné plus haut. S’il est plus facile d’accès et dansant que Until The Quiet Comes ou You’re Dead, le nouvel opus de l’ami Ellison ratisse large, languissant et euphorique à la fois pour un résultat tout de même barré, sans être excessif, et torturé, tout en restant smooth. À la fois plus coordonné et maîtrisé dans sa structure, Flamagra est composé de pas moins de 27 rigoureux morceaux s’imbriquant dans un puzzle en 3D nécessitant nombre d’écoutes pour en découvrir les passages cachés et les détails distillés par le beatmaker au milieu d’un groove iodé entre monde des rêves, Akira, Métal Hurlant et un sentiment de lâcher-prise bien enfumé propre au jazz. Et si cela ne suffisait pas, l’écoute de ce perturbant spoken word de monsieur Lynch himself en milieu d’album donne tout son sens à Flamagra, un objet en mutation, s’amusant des codes, n’ayant aucune crainte de briser les frontières qui nous relie à une « réalité ».
Anecdote personnelle. Quand j’ai relu ma chronique de Until The Quiet Comes pour les besoins de ce papier, je me suis rendu compte que, d’une part, je n’avais rien compris à la démarche de Steven Ellison pour écrire un truc facile à lire et que d’autre part je ne m’étais pas trop foulé, sans doute (sûrement) par ignorance quant à la richesse du macrocosme de Flying Lotus, tant celui-ci regorge de pépites et qu’avec le temps j’ai appris à aimer cette « esthétique » du fragment, de ces courts morceaux, instrumentaux ou pas, de ces miniatures presque qui trouvent leur place accompagnées d’un lever de sourcils admiratif.
Ayant toujours un coup d’avance, Flamagra est dense, inventif. Coincé entre mysticisme (hérité du modèle écrasant de sa grande tante) et connaissance, Ellison relance une machine à récit, universelle et étrange. À chacun d’emprunter le chemin concocté par ce sorcier de l’ère électronique et d’y trouver sa flamme et de la raviver…