Eric Duboys – Industrial Musics, Volume 2

Industrial Musics, Volume 2
Eric Duboys
Camion Blanc
2012

Eric Duboys – Industrial Musics, Volume 2

Eric Duboys Industrial Musics Volume 2

Un pavé comme ça, ça vous tomberait des mains… que ça vous écraserait le pied aussi sec. Après le Volume 1 (2009, même éditeur) consacré à une demi-douzaine d’artistes du genre parmi les plus emblématiques, Eric Duboys nous en remet une couche avec 1 060 pages bien tassées, lourdes comme un Camion (… Blanc) : prévoyez l’étagère adaptée. Et quelle couche, car les artistes abordés vont encore plus loin dans la démesure, disons l’extrême jusqu’au-boutiste, poussant le curseur (de volume, de bruit, de saturation…) bien plus loin et plus fort qu’on vous a jamais proposé jusque-là sur notre site en général un peu plus sage – quoique… Et cette chronique aussi va se permettre de déborder un peu du cadre.

Après un tome introductif en 2007 entièrement consacré à TG (Throbbing Gristle, pour les non-initiés), puis les artistes plus « visibles » du premier volume (Lustmord, Laibach, SPK…), Eric Duboys a sélectionné des individus ou groupes (parfois, on ne sait plus quelle formule convient) mille fois plus discrets sur leur propre personne, et communiquant par leur seule musique. Stratégie commerciale ? Pas du tout, rien à voir avec un Daft Punk qui, sous « couvert » d’avancer masqué et d’un anonymat d’opérette, adore se montrer sur scène, se montrer tout simplement, bref, faire le buzz et le show. Ici, hormis le Japonais Merzbow (aka Masami Akita) opérant à visage découvert lors de ses concerts, on est moins chez les Zorros masqués que chez des artistes isolationnistes radicaux (comme leur musique, en somme ?), dont même l’identité est parfois restée secrète durant des décennies : pas de nom, pas de photos, pas de concerts, pas d’interviews, rien que des cassettes, 45 tours, LP, puis CD en séries très limitées ou artisanales, parfois « diffusés » de la main à la main à moins de dix exemplaires (!) avant une très éventuelle réédition en CD, X années plus tard. Et donc, objets d’adoration quasi fétichiste et de tarifs délirants sur les sites spécialisés, pour leurs éditions originales.

Eric Duboys Industrial Musics Volume 1

Nous avons droit cette fois à une nouvelle cuvée d’artistes tels Maurizio Bianchi (alias MB ou NON), Merzbow, Organum, The Haters, The Blockaders, Zoviet France, Hafler Trio… Et à des musiques toujours aussi extrêmes, entre drone, power electronics, field recordings rugueux, noise bruitiste et collages, pour lesquelles la fascination de l’auteur est toujours aussi intacte et communicative, pour ne pas dire jouissive. Au risque d’être déçu (mais aussi assourdi et knock-out ?) lorsqu’on jette une oreille curieuse sur lesdites œuvres que l’on peut souvent trouver sur YouTube et ailleurs, voire (ré)éditées en CD, pour les fans. On regrettera (c’est hélas souvent le cas de ce type d’ouvrage) l’omission d’une entrée alphabétique en fin de volume pour y recenser les très nombreux groupes, artistes et albums cités ; ce qui rend impossible toute consultation a posteriori de l’ouvrage pour y rechercher une entrée. Et ôte aussi une part de son intérêt à une « bible » ne pouvant être lue qu’au fil des pages, comme un roman… ou avec un gros tas de Post-it sous la main ! Or ce pavé est fait pour ça : il EST une bible, bien plus qu’un ouvrage à lire in extenso. Au risque sinon d’être assommé par la profusion d’entrées… comme de vouloir lire tout un annuaire dans l’ordre des pages.

Le pavé est donc presque aussi passionnant que le premier tome, vu l’énergie et la passion qu’y a insufflées l’auteur. Mais presque, seulement, car son parti pris sur ce volume a aussi l’inconvénient de sa radicalité : comment parler de musiciens qui s’effacent derrière leur œuvre et restent dans l’ombre, sans que l’ouvrage devienne parfois une succession de dates de sorties de raretés introuvables et de chroniques passionnées mais manquant un peu de vie (au sens « tranches de vie », récits ou anecdotes sur les artistes). Eric Duboys compense comme il peut et, s’ajoutant à ses recherches, il a parfois communiqué par mail avec certains d’entre eux et exhumé quelques anecdotes du relatif néant d’Internet (un peu moins pour Merzbow, ce pape du noise qui, une fois reconnu grâce à la diffusion internationale et à quelques labels, a fini par pouvoir « sortir de son île » et faire des concerts à l’étranger). Il parvient aussi à analyser et nous faire partager ce phénomène étonnant (assez paradoxal dans nos sociétés narcissiques et « orientées profits » ?) d’une musique autoporteuse dont les artistes sont souvent absents de la scène – voire du monde réel ? 100% underground en somme – pour tenter de comprendre l’attitude d’artistes à la démarche extrémiste, anti-commerciale jusqu’au suicide (au sens commercial du terme, justement) et, le cas échéant, de décrypter les tourments intérieurs générant ce besoin (?) d’anonymat et d’un retrait isolationniste absolu.

Eric Duboys Throbbing Gristle

Chacun aura ses préférences en termes de musiques… mais s’agit-il de musique ? L’auteur hésite et les artistes eux-mêmes, appelés ici « noisiciens », ne le revendiquent plus, voire rejettent le terme d’art, comme les deux frères Rupenus alias les New Blockaders, aussi extrémistes qu’un Duchamp et ses ready-made. Sans parler de M. Bianchi et ses névroses dépressives, la création sonore semblant être pour lui une forme de catharsis à un mental perturbé. On peut détester le noise et ses excès – eh non, Merzbow n’est même pas le pire d’entre eux sous cet angle, apprendra-t-on – et malgré tout, adorer lire ce qu’en dit Eric Duboys, fan absolu, apte à décortiquer la « pire » ou la plus brutale bande-son noise pour nous en faire partager les charmes « particuliers », le grain ou la superposition virtuose de couches sonores, piquant la curiosité du lecteur jusqu’à en rendre l’écoute indispensable. Certaines pages d’anthologie décryptant les œuvres (dans l’univers normal, on appellerait ça de la chronique musicale !) mériteraient d’être citées in extenso si la place ne manquait pas, tant l’auteur a le sens du détail descriptif et d’une progression lyrique quasi orgasmique (p. 321, p. 398-399), à l’image des sons inouïs – et bien souvent inaudibles – qu’il nous décrit. Sans oublier une subjectivité assumée assez jouissive, de mélomane convaincu, tout entier baigné dans cet univers sonore hors norme, et capable à la fois d’analyses et de synthèses d’une belle pertinence (p. 337).

On avalera plus aisément les potions bizarroïdes mais moins bruitistes que nous concocte The Hafler Trio (l’Erik Satie de l’ambient industriel ?), dont l’étrange philosophie transparaît tant dans les textes des livrets et les digipacks en forme de paquet-cadeau, aussi complexes qu’un origami, que dans sa musique. Mais on s’interrogera face aux « performances » extramusicales parfois sordides, dérangeantes et ouvertement pornographiques d’un John Duncan assez allumé et extrémiste dans son genre, quand bien même son intention reste (avant tout ?) de comprendre les mécanismes de fonctionnement physique et mental de l’être humain. Sans doute en poussant celui-ci d’humain à ses limites de tolérance ?

Que demander de plus ? On déteste les méchants réussis dans un bon polar ; alors pourquoi ne pas adorer lire le compte-rendu subjectif mais assumé de musiques inécoutables, après tout ? Et pour certains d’entre nous, pourquoi pas aussi, aidés en cela par le défrichage et les pistes d’approche que nous ménage Eric Duboys, y trouver les clés d’une écoute plus ouverte, quand bien même le terme « musique » ne peut pas forcément convenir. Cela, l’auteur l’a bien compris et ne s’en cache pas ; ce serait difficile, alors que certains des musiciens eux-mêmes renient la notion d’art ou d’anti-art pour leurs pratiques, voire de toute pensée créative ou même de toute organisation sonore. Comme les New Blockaders (encore eux !) dans Changez Les Blockeurs (1982), leur opus le plus extrémiste et a-musical, d’un « nihilisme organisationnel » absolu, ou dans leur indépassable (en termes de furie) Aural Retribution de 2005. Et de même chez The Haters alias GX Jupitter-Larsen, avec ses microphones abrasés à la meuleuse, et ses concerts où les plafonds de la salle s’écroulent sur un public qui en est parfois rendu à fuir le bruit et la fureur, face à la violence absolue de la performance.

À « bon entendeur » salut, vous serez prévenus.

Jean-Michel Calvez

http://www.camionblanc.com/

https://www.facebook.com/eric.duboys

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