Emmylou Harris – Wrecking Ball
Nonesuch
2014
Jean-Michel Calvez
Emmylou Harris – Wrecking Ball
On pourrait se demander que vient faire Emmylou Harris, diva de la country depuis plus de 40 ans, sur Clair & Obscur, le refuge des musiques extrêmes, progressive, texturales, etc.? Ça n’est pas vraiment son registre… Sauf que son album « Wrecking Ball » (qui est un titre de Neil Young) est une exception de taille ; la dominante noir et blanc du digipack est déjà un signe de la mutation, que dis-je, de la rupture que fut en 1995 cet album pour la chanteuse. Autre question ; pourquoi chroniquer en 2015 un album de 1995 ? Parce qu’il vient de ressortir en 2014, fabuleusement augmenté d’un second CD inédit et d’un DVD making of (appelé ici : « Building The Wrecking Ball », un jeu de mots rusé et assez bien vu). Depuis 1970 (soit durant 25 ans !), la belle Emmylou nous avait délivré une country de qualité et reconnue comme telle, dont elle est sans doute devenue l’ambassadrice mondiale. Mais elle ronronnait un peu, comme une Buick sur une autoroute US. Et voilà qu’en 1995, à l’aube de la cinquantaine et sous l’impulsion de Daniel Lanois, ici producteur et musicien, elle brisait son image et sortait cet OVNI musical qui mit tous ses fans historiques sur le cul (quel autre mot ?).
Quelques traces de son passé sur un ou deux titres (« Goin’ Back To Harlan ») mais pour le reste, c’en est fini de la Nashville country, au profit d’un rock-folk plus râpeux mâtiné de blues rock, assez proche de celui de Neil Young déjà cité (le titre de l’album), de Bob Dylan, dont elle reprend un titre (« Every Grain Of Sand »), de même qu’un autre de Jimi Hendrix (« May This Be Love »), et de Leonard Cohen (« The Stranger Song ») ; excusez du peu… S’y ajoutent un ou deux titres issus de signatures plus country (Gillian Welch, Anna Mc Garrigle, Julie Miller, Lucinda Williams…) mais transcendés eux aussi par le « son » Lanois qui illumine… disons plutôt qui « assombrit » tout l’album de son aura électrique, tel une sorte de dark folk avant l’heure.
Que l’on aime ou pas la musique simple et un peu bourbeuse « de la campagne » des States qui fut durant si longtemps son fonds de commerce, Emmylou est une voix qui compte, qui marque et ne s’oublie pas sur la planète pop/rock, délicieusement rauque (ou rock ?) quand il le faut. Cela dit, tout comme sa consœur Alison Krauss dans un registre voisin (le bluegrass), on se disait qu’une telle tessiture serait parfois mieux employée encore dans un registre plus « sérieux » (ou plus « sombre », ou tout autre adjectif qui vous conviendra), plutôt que de se borner à faire saliver les cow-boys et toute la sphère red necks de Nashville et de tous les USA.
Avec « Wrecking Ball », véritable coup de boule, c’était chose faite. La belle poupée en jupe, bottines hautes et chevelure d’indienne sous son stetson s’est transformée d’un coup en diva du blues rock à Lanois (sorry pour le jeu de mots), avec une sonorité et une tonalité bien plus électrique, sombre et rageuse, dramatique par moments, comme sur le fabuleux « Deeper Well », avec ses guitares drones ronflantes et, comme en écho, la voix elle-même y prend un registre grave inattendu. Les guitares électriques sont ici de rigueur comme sur tout disque de rock qui se respecte, offrant à la voix un soutien très différent du banjo et des lap steel de la country.
De même, basse et batterie, plus sauvages, confèrent à la musique une énergie très différente de tous ses albums précédents, plus punchy, plus soul ou plus sombre selon les titres, jamais affichée jusqu’alors, hormis sur un à deux titres dans son long parcours, comme le poignant « I Don’t Have To Crawl » de l’album « Evangeline » (1981), (jamais réédité en CD, pour de mystérieuses raisons, sauf sur le coffret de 5 CD « Original Album Series/Volume II » sorti récemment chez Rhino Records). Trop différent de son registre « traditionnel » aux deux sens du terme, « Wrecking Ball » semble avoir déçu les fans américains de la chanteuse (qui sont pourtant légion) et ne s’est pas très bien vendu. C’est donc un vrai miracle qu’il ressorte aujourd’hui sur Nonesuch, le label d’Emmylou depuis 20 ans, augmenté d’un CD inédit : outtakes et prises d’essai enregistrées lors de la même session studio de 1995, avec quatre titres bonus absents de l’album original, dont celui de Leonard Cohen déjà cité.
Et c’est là que réside le miracle car, en plus d’une remasterisation (habituelle sur une réédition), ces alternate takes sont souvent meilleurs que les versions de l’album d’origine, plus bruts (« raw », dit-on en anglais), comme dégraissés ou plutôt, pas encore engraissés par un excès de production, de polissage ou d’instruments. C’est-à-dire jouées à deux ou trois seulement, juste pour tester un son ou un morceau avant la version finale gravée sur l’album. Et on frémit, à l’idée que ces prises primitives auraient pu disparaître à jamais dans des archives. Car à ce jeu, « Deeper Well » par exemple y gagne une version dopée et renversante car radicalement transformée (bien qu’antérieure par définition à celle de l’album « d’origine »), très rock, presque hard, menée sur un tempo infernal qui transcende le morceau boosté par une guitare électrique affûtée et en surrégime. Puis une autre version du même titre pour clore le CD, avec pour seul accompagnement rythmique des percussions improvisées.
Globalement, alors que l’album unique originel était une perle, celui-ci (tant sur les titres identiques que les compléments) est un trésor absolu. Il en est aussi une version plus habitée, plus audacieuse et ambitieuse et disons-le plus authentique, comme si les musiciens s’étaient lâchés, littéralement, sachant que leur prise (…de risques ?) ne serait pas sur l’album (ce qui fut le cas durant 20 ans), qu’ils n’avaient rien à perdre et pouvaient donc tout se permettre, notamment appuyer sur la pédale et « lâcher les chevaux ». Normal, à Nashville, direz-vous ? Eh bien non, pas tant que ça, justement, car la country est en général bien plus policée et mesurée que ça jusque dans ses excès. L’ambiance est plus sombre et underground que chez Rickie Lee Jones, par exemple, et la tonalité plus stoner voire grunge, très marquée par le style et les sons de guitares acides ou drone ambient de Daniel Lanois.
Emmylou Harris en rockeuse, ça vaut le détour ; elle a toujours eu la voix qu’il fallait pour ça, entre velours et déchirure et, à l’écoute de cet album, et plus encore de sa version démo ou alternative restée cachée, on se demande seulement pourquoi il lui avait fallu vingt ans pour y penser. Gillian Welch, chanteuse de country elle aussi, qui signe les notes du livret de cette édition De Luxe de l’album (ainsi que l’un des titres, « Orphan Girl »), avait eu la chance de découvrir l’album en avant-première en 1995. Et elle nous avoue avoir été troublée et subjuguée, fascinée par cette mutation, y compris par celle de sa propre chanson, réinterprétée en profondeur. « The excited murmur that was Emmylou Harris, with the help of producer Daniel Lanois, had performed that rarest and most magical of artistic feats – the reinvention of self, true to form yet entirely new », écrit-elle fin 2013, avec le recul des souvenirs mais toujours sous le choc de cette mutation sonore. Ou encore, un jugement un brin ambigu et crypté mais tout aussi tranchant concernant sa consœur : « a choice had been made: spirit over flesh ».
On pourrait comparer cette (r)évolution à celle qu’a connue Joni Mitchell sur son fabuleux album « Mingus », en 1979, plus de 15 ans avant « Wrecking Ball ». Leurs univers sont au final assez proches par leur tonalité devenue plus dark, même si le virage radical opéré sur son album « Mingus » avait mené Joni la songwriter et grande prêtresse du folk vers l’univers du jazz (accompagnée de pointures, un vrai « super groupe », comme on dit en prog rock : Wayne Shorter, Jaco Pastorius, Herbie Hancock, Peter Erskine…). Et non pas vers ce blues rock sombre, inattendu et presque sauvage (mais plutôt weird que wild) qu’a adopté Emmylou la country-rockeuse, lorsqu’elle plonge sans nous prévenir ni mettre son clignotant vers un autre univers bien plus underground mais totalement assumé.
Toujours sous l’ombre tutélaire de Daniel Lanois, Emmylou Harris renouvellera plus ou moins cette formule sur d’autres albums (« Red Dirt Girl » ou « Spyboy », moins révolutionnaires, une fois passé l’effet de surprise). Celui-ci, « Wrecking Ball », l’album de la mutation, fut donc un vrai « coup de boule » pour les fans, et à marquer d’une pierre (noire &…) blanche, à l’image de la jaquette minimaliste de cet album inespéré, bourré de pépites sombres. Oubliez tous vos préjugés sur la diva de la country ancrée dans la tradition (et qui s’y était parfois un peu embourbée ?). Car ici, elle ne l’est plus du tout.
Si la voix est la même, toujours divine, et brisée juste ce qu’il faut sur les fins de phrase (comme sur le superbe « All My tears » d’une langueur et d’une noirceur sublimes), tout le reste est différent. Comme si Emmylou y avait été remplacée par son double version rock grunge, dark folk ou garage, et l’ange de l’Alabama à la voix de velours transmutée en diablesse feulante ou rugissante.
Allez, assez parlé. Je cesse de vous tenir par la main pour vous laisser découvrir tout seuls le DVD « Building The Wrecking Ball », au lieu d’en rajouter une couche. Chroniquer un documentaire vidéo, c’est un autre sujet. Moi, en écoutant cette musique, je préfère tout simplement fermer les yeux.
Nota : wrecking ball : instrument de démolition de bâtiments couramment utilisé aux USA (grosse boule d’acier attachée à un câble ou à une chaîne, et balancée à plusieurs reprises sur un immeuble par un engin de chantier pour jouer le rôle de masse)