Emily Loizeau – Run Run Run
December Square
2020
Christophe Gigon
Emily Loizeau – Run Run Run
La chanteuse-pianiste-compositrice franco-britannique Emily Loizeau nous promet un objet original, paru ce mois-ci. Run Run Run est un album-hommage à Lou Reed et au Velvet Undergrund, à leur poésie, à leur musique ainsi qu’à leurs dadas et démons (New York, le sexe, la violence, la non-communication, l’art, la beauté et la crasse). S’attaquer à une telle icône relèverait de l’inconscience chez d’autres que la géniale Emily Loizeau. D’autres s’y sont frottés. Et se sont fait piquer. Certains ont, par contre, réussi l’exercice comme Rodolphe Burger, le leader de Kat Onoma ou même notre Etienne Daho national. A l’instar d’un Syd Barett ou autres Bob Dylan, se lancer dans des projets en lien avec de telles statues peut sembler ou facile (qui oserait avouer ne pas aimer ces artistes-piliers ?) ou, tout au contraire, trop ardu (comment ne pas avoir l’air disciple ou trop discipliné) ?
Afin d’éviter ces écueils pourtant inévitables, Emily Loizeau et ses pirates (la comédienne Julie-Anne Roth et le guitariste Csaba Palota) se sont lancés dans un projet hybride, aux croisements du happening, de la lecture, du concert et de la discussion. Il s’agit donc d’un spectacle, qui tourne depuis quatre ans, transformé en disque double. Et non d’un énième album de reprises sans autre ambition que de capter les pépettes des fans du repreneur ou du repris. Et force est d’avouer que le concept fonctionne à merveille : les textes de Lou (traduits en français) et lus par Emily Loizeau font office d’introductions nécessaires aux chansons qui les suivent. Et les chansons se muent en illustrations de la pensée, souvent « méta », de l’artiste torturé, décédé en 2013. Certes, les arrangements sont classieux et la voix d’Emily, bien plus agréable que celle de son mentor. Mais là ne réside pas la plus grande réussite du propos. La magie naît de manière synesthésique, comme dirait Baudelaire. Tous les sens sont en éveil à l’écoute de ce projet. Entre les sons, les bruits, la voix et les mots, le cerveau n’opère plus de tri. Il reçoit et vibre.
Bon, les « hits » attendus sont bien là : « Walk On The Wild Side », « Femme Fatale » ou le sublime « Perfect Day ». Mais, étrangement, ce ne sont pas les retrouvailles avec ces titres-jalons qui forment la joie de tenir entre ses mains ce superbe disque. Il s’agirait plutôt de ce sentiment intangible d’appartenance : on hésite, on écoute, on se laisse porter puis on commence à comprendre l’insondable complexité de l’âme de ce génie décrié. On chemine avec lui. Mais sans lui. Et c’est peut-être là que réside le tour de force proposé, sans violence ni facilité (aucune volonté délibérée de choquer le bourgeois ou de cirer le perfecto), par la gracile Emily. Avec douceur, calme et apesanteur, elle nous fait pénétrer les délicieuses ténèbres empruntées alors par le loup. A aucun moment, le contraste ne s’avère saisissant. Au contraire, la balade s’achève quand, en remettant le disque dans sa pochette, on se souvient d’avoir écouté un très bon disque de Lou Reed. Enregistré par une autre. Une réussite magistrale. Un bel hommage. D’égal à égal.