Dominique A – Le Monde Réel
Cinq 7 - Wagram music
2022
Franck Houdy
Dominique A – Le Monde Réel
Voici un album qu’il m’a fallu du temps pour entendre. Il a pourtant tourné plusieurs fois sur ma platine depuis sa sortie en 2022, mais la rencontre n’avait depuis lors pas vraiment eu lieu. Pourquoi ? Je ne me l’explique pas ! Faute d’une vraie disponibilité de ma part, je pense. Mais c’est ainsi avec certains disques, pour celui-ci, il m’a fallu attendre le moment opportun et c’est très bien ainsi in fine. Aujourd’hui, je l’écoute avec un bonheur qui me paraît dépasser mon engouement sans faille pour le somptueux Éléor qui était jusqu’alors mon petit préféré. L’autre élément d’importance qui ajoute à mon incompréhension sur ce délai d’adoption, c’est que dès sa sortie j’ai aimé instantanément « Nouvelles Du Monde Lointain » et ses sons de clavier et de batterie sur l’intro, à tomber. Un velours imparable qui vous happe.
Donc, nous y voici. Un nouveau projet de Dominique A est toujours un évènement. Plus que jamais, ce dernier nous invite à cheminer à ses côtés, dans une proximité et une intimité de ressentis de plus en plus poétiques. On croise au gré de ce disque un étrange sentiment de disparition, d’effacement, un farouche besoin de saisir la nature environnante qui elle-même ne cherche qu’à s’échapper, à raison, de cette (em)prise, dans un jeu du chat et de la souris. Le Monde Réel est habité par le désir d’une reconnexion à cette nature autant qu’au meilleur de notre nature humaine, mais toujours accompagnée d’un doute lucide quant à notre capacité d’atteindre ce but. Je vais vous délivrer au mieux le chemin que j’ai arpenté au fil des dix titres de ce nouvel album parsemé des traces des différents confinements et de ces replis contraints vécus dans un unisson singulièrement étrange et communément factuel.
Une première chose à noter, est la quasi-absence de guitare, tout du moins au premier plan. Ce disque fait la part belle à la basse, la batterie, au piano et autres claviers ainsi qu’à l’orchestre. Notre balade débute avec « Dernier Appel De La Forêt ». Chanson majuscule. Le chant démarre sur une note tendue et répétitive de contrebasse et un rythme de batterie aux balais jusqu’à ce que la musique s’ouvre pleinement sur le mot « Forêt » après une légère hésitation où le temps est en suspens. La forêt comme miracle, ultime chance de nous retrouver. Cette chanson d’ouverture est une œuvre à part entière, tout un concept album pourrait y prendre source et c’est finalement un peu le cas je trouve. Entre jazz et classique, elle rebondit au gré de ses presque sept minutes, de tensions en accalmies. Il fait jour puis nuit, estival puis automnal, les modulations sont telles un vent frais revigorant et sans calcul, simplement naturel. Dominique A pose en quelques vers la grande thématique de l’album « On ne nous reverra jamais Quelqu’un aura cette chance Nous reprendre, qui le voudrait ? », le ton est donné, sans détours. J’y trouve un écho à mes pensées profondes et les constate ici transcendées. La mélancolie poétique que ce morceau installe ne se démentira pas jusqu’à la fin de l’écoute. Dans Les Roches « Ce que nous disent les roches, mon amour C’est qu’elles se foutent de nous, mon amour Ce qui peut bien nous arriver Elles s’en foutent Regarde bien la pierre plissée Elle a l’air de tout encaisser Elle a pour elle l’éternité Et pas nous ». Les Autres et sa boucle de contrebasse jazzy, envoûte instantanément. L’amplitude dans la voix, lancinante et presque désabusée, illustre intensément notre aveuglement, le fossé béant entre les êtres et leur environnement, toujours avec une finesse d’écriture « L’Oracle est pris de court Ça n’est plus un secret Que l’iceberg transpire Et la dune apparaît Nous n’irons bien Qu’avec les autres Nous n’irons loin Qu’avec les autres ». Le double sens que donne à entendre le verbe « aller », dans ce refrain est rendu d’autant plus puissant par sa simplicité. « Désaccord Des Éléments » offre une illustration de l’inertie inextricable d’une humanité prisonnière de son fonctionnement destructeur et caduque « On se disait c’est long le temps Puis le temps parla de manquer ». Cette chanson est empreinte d’amplitude et d’envolées d’orchestration qui en font un grand moment. Il y a là quelques choses de l’habillage sonore des musiques de film. Je tiens à dire un mot du final de ce titre, qui est une grande réussite. Quatre vers chantés en voix double, amenant une étrangeté intense qui saisit. Un bel effet, aussi court qu’efficace « Pétales mouillées, teintes d’opale Prodiges qu’on pensait vitrifiés Quel animal fermera le bal S’éteindra le dernier ? ». « Le Manteau Retourné De L’Enfance » convoque la vieillesse qui gagne du terrain malgré soi « L’ombre s’est déplacée trop tôt Le corps a pris tellement d’avance On ne voit plus qu’entre les branches Une terre flottant dans un halo ».
Suit Le Monde Réel. Nous pourrions y voir une chanson simplement liée au confinement et au filtre qu’il a pu poser entre nous et l’extérieur, mais Dominique en fait tout autre chose et c’est là son immense talent, il en fait une anticipation « On nous avait bien prévenus Il n’y aurait pas de répit Ni de pitié, que des réveils Brutaux sous des astres fiévreux ». Puis il va plus avant dans son récit, et c’est le trouble qui gagne peu à peu « Je ne sais plus ce qui est vrai Il fut un temps où je savais Je suis loin et c’est l’essentiel Perdu pour le monde réel ». « Et Tout Le Monde Comme Des Toupies » est d’une grande poésie, à la fois limpide et ténébreuse, imprégnée des sensations communes à qui partagea le sentiment d’être mis hors de la ronde, et se demanda quelle est sa place, finalement. La mélodie du refrain, superbe, fait l’effet d’une berceuse derviche. « La Maison » conte un chemin menant vers un lieu de son histoire. Le chemin sans aucune âme qui vive y menant et les traces de passé révolu et de souvenirs y demeurant. Morceau poignant tout en douceur, incontournable. Pour clore la balade au cœur cet album, Dominique nous fait partager l’isolement d’un tour pluvieux en bord de mer « À part des gosses près du sentier Je n’ai croisé personne Au bord de la mer sous la pluie Et s’il pleut toujours demain Il n’y Aura Personne Sauf moi Ici ».
Le Monde Réel est à mon sens un album majeur, peut-être charnière dans l’œuvre que tisse Dominique A. Là où par le passé, il semblait avancer vers une chanson-littéraire, c’est définitivement la poésie qui s’installe dans son écriture de chanson. On peut imaginer aisément qu’il va affiner, encore et encore, ce trait, en bon artisan soucieux du bien-faire qu’on le sait être, et ce sera grand bonheur de découvrir la suite de ce sillon qu’il arpente.