Clipping – There Existed An Addiction To Blood
Sub Pop
2019
Jéré Mignon
Clipping – There Existed An Addiction To Blood
Il existe du côté de Los Angeles trois p’tits gars (le MC Daveed Diggs suivi des producteurs William Hutson et Jonathan Snipes) qui touillent la marmite du Hip-Hop. Et que ça bouille, colle, macère, que ça arrache des grumeaux indéterminés rapidement reniflés, ça remet la passoire dans le bouillon et ça attend que la mixture ressemble, vaguement, à quelque-chose. Ces gars-là ont été collés dans la case noise-rap parce qu’il faut bien ranger les choses étranges dans les coins, que voulez-vous ma bonne dame. Dälek, Moodie Black, Death Grips, Ho99o9 et consorts, la bonne clique que voilà. Et Clipping d’avoir été catégorisé là-dedans, dans ce brouet saumâtre et stylistiquement flou. Car décapant et discordant, Clipping l’est assurément. En direct d’une usine de montage pour toute marque d’électroménager nihiliste et de bricolage trop inventif, le trio s’est déjà fait remarquer pour sa prestance à manier un hip-hop insidieux et fascinant. Jamais à court d’idées et de bravades, il est ce qu’on pourrait dire la limite franchie entre hip-hop, rap et punk (le terme punk étant devenu plus une attitude qu’un style). Et le hip-hop ? N’est-il pas la meilleure démarque de ce mouvement contestataire ? Celui de mélanger des éléments disparates comme la pop culture, la musique électronique, le flow poétique, l’expérimentation dans cette grosse marmite informe où chacun y puisera ses croûtons, son fromage et ses tranches de lard.
Clipping avait déjà défoncé les portes de l’afrofuturisme avec son dystopique précédent (et appréciable) effort Splendor & Misery où les coursives d’un vaisseau comme le Nostromo contenaient la mémoire et la spiritualité haptique de la musique gospel. Maintenant le collectif décide de forcer les barrières d’une réalité plus terrestre mais toujours ancrée dans la pop culture, celle de la fête des morts, Halloween pour les plus mercantiles (l’album est d’ailleurs sorti un 31 octobre…). Événement définitivement américain plus qu’européen mais que le combo décide de tordre et de lacérer. Tout cela commence le plus simplement qui soit. Une intro en bonne et due forme suivi du premier titre/tube des plus efficace qui soit. L’Horrorcore (avec des noms tels Insane Clown Posse, Necro, Gravediggaz ou Tech N9ne voire certains morceaux d’Eminem), un autre chemin de transverse dans l’océan qu’est le hip-hop. Sauf que là, « Nothing Is Safe » c’est comme si on avait John Carpenter qui composait du hip-hop. Imparable. On pense forcément aux bandes-son du maître, anxiogènes et minimales, cinématographiques et analogiques mélangées à ce feeling hip-hop. Comme quoi, la même note répétée de piano, ça fait mal et ça fonctionne ! Mais ici Clipping a décidé d’aller plus loin, de pousser les potards de l’abstraction au sommet. Soyons clair, le trio n’a pas peur de perdre son auditeur en plein vol. There Existed An Addiction To Blood c’est du risque, de l’outrance et à tout va, limite un pétage de durite tant les américains éventrent les carcans avec un tempérament bien pervers. Et ce changement, cette limite franchie, elle se situe dans le final harsh-noise de « La Mala Ordina ». D’un coup, le bruit saturé emplit et investit l’espace (avec le concours du projet noise The Rita). À ce moment-là, l’album bascule, la réalité, ayant déjà un vague goût de pisse et de sang, se déchire, passant littéralement de l’autre côté, telle l’ouverture de Day Of The Dead où les bras putréfiés des zombies transpercent le mur reliant rêve et certitude.
Et de là, l’album va induire au malaise, constamment. Les sons se font plus concrets, gorgés de grésillements, drones et autres parasites tonitruants et malaisants permettant au flow de Daveed Diggs de s’émanciper, neutre mais donnant l’effet d’une mitraillette sous une boule de fumée. Du trash, du macabre, du gore mais confectionnés par ce serial-killer besogneux et esthète qui idolâtre John Cage et le mouvement Fluxus, voyant dans ses exactions vicelardes une expression artistique digne d’un happening libertaire à être enseigné en faculté. Et Clipping d’y plonger tel un narcoleptique sur une table basse. There Existed An Addiction To Blood n’est pas simple d’approche et on sent que le groupe s’est surpassé dans la mise sur bande d’un trop plein d’idées griffonnées sur un carnet. Pour cause, les repères sont mis à mal, les compositions de Jonathan Snipes et William Hutson sont pertinentes, millimétrées, s’amusant avec audace des codes qu’ils investissent, renversant la vapeur non sans un sérieux imperturbable. D’un côté, c’est cohérent dans la folie, pervers même, tant ils brouillent les pistes d’une éventuelle compréhension pour entrer à pieds joints dans celui de l’expérimentation hybride que certains projets de la scène noise-rap n’auraient même pas oser tenter… Et en même temps, l’ensemble paraît incongru, trop libre presque. De ces références au cinéma de blaxploitation, de ces interludes trop longs comme trop courts avant de finir sur un titre de field recording de plus d’un quart d’heure où on entend un piano brûler… Si le budget en matos micro s’est calciné en même temps que l’instrument, le questionnement est total… Où est parti le groupe ? Est-ce que l’écoute est agréable ? Pas toujours. Qui osera passer une deuxième fois sur sa platine cette piste finale tout droit sortie de la librairie du Palais de Tokyo ? Est-ce le concept qui prime ou son interprétation ? Des questions mais pas vraiment de réponses. Et de réponses, Clipping préfère laisser la place au doute, la surprise et pour tout dire, à l’expérience.
Une aventure quasi hors-norme, que ce soit pour le fan de hip-hop, de musique expérimentale et incongrue et n’importe qui d’autre qui osera s’aventurer dans ses méandres, telle est la nature de There Existed An Addiction To Blood. Débordant d’énergie, sans compromis aucun qui peut laisser pantois, abasourdi ou frustré, une grenade à fragmentation. Plus qu’un album étiqueté hip-hop (sorti néanmoins sur Sub Pop), c’est une tentative, celle qui laisse sur le carreau, abasourdi, celle qui dépasse les frontières d’un « genre » pour voguer vers cet ailleurs de tous les possibles. Et franchement, c’est pas plus mal…