C. Duncan – Alluvium
Bella Union
2022
Thierry Folcher
C. Duncan – Alluvium
Les rockers aiment bien montrer leurs muscles, faire des signes sataniques et se complaire dans la sueur, la bière et le cambouis. Et là, pas besoin de se cacher, tout le monde est d’accord y compris les chroniqueurs très à l’aise et à visage découvert dans leurs commentaires. Mais que se passe-t-il lorsque le rock dérape et vous plonge tout droit dans une bonbonnière pleine de glucose et de choses sirupeuses propres à vous filer de l’urticaire ? Alluvium de C Duncan ou comment votre serviteur a pensé utiliser un pseudo pour conserver sa crédibilité et dire tout le bien qu’il pensait d’un album renversant de beauté mais à des années lumière de ses consommations habituelles. Qu’importe le qu’en-dira-t-on, la pop peut, elle aussi, faire frissonner les plus dures cuirasses et remettre la mélodie au centre d’une écriture respectable et avouable. Et question mélodies, Christopher Duncan s’y connaît. Son enfance baignée dans un contexte familial à forte inclinaison classique va le façonner durablement et le diriger vers cette propension à harmoniser les notes de musique comme personne. Pour situer le personnage, je dirai que chez lui on retrouve l’ivresse d’un Mercury Rev ou les accents baroques de la Divine Comedy de Neil Hannon, par exemple. Et à ces belles références pourquoi ne pas greffer celles des Fleet Foxes, ces anciens pensionnaires de Bella Union, le fameux label écossais des ex-Cocteau Twins, Simon Raymonde et Robin Guthrie. Maintenant, je vais essayer de faire la présentation d’Alluvium le plus précisément possible. On a affaire à un album à part, un album étrange, d’une douceur remarquable avec juste les ondoiements des cordes comme source de rythme et de volume. Peu d’éléments percussifs certes mais la présence bienvenue d’une basse bien ronde, omniprésente et véritable support à la voix légèrement voilée de Christopher. Notre ami écossais a bossé tout seul dans son home studio pour enregistrer ces quatorze chansons qui ne dépassent jamais les quatre minutes. Seuls ses parents sont venus pointer le bout de leur nez sur « The Wedding Song » et puis c’est tout. Alluvium lui revient en totalité que ce soit pour l’inspiration et pour la réalisation.
Chris Duncan est espiègle et les premiers mots du disque : « We’re at the end » (nous sommes à la fin) se veulent pleins de malice et surtout annonciateurs de renouveau. L’album chante et enchante sur des sujets positifs et personnels. « Air » donne le ton dans un tourbillon de voix et de claviers très romantiques et sans âge. C’est l’aspect intemporel qui frappe d’entrée et séduit immanquablement. L’électro d’ « Heaven » par exemple pourrait très bien figurer au répertoire d’OMD, c’est dire le plongeon vertigineux que l’auditeur médusé s’apprête à vivre. Alors, soit on est emporté sans résistance, soit on arrête les frais et on retourne à notre douloureux quotidien en noir et blanc. La pochette très artistique, signée Christopher lui-même, devrait inciter le plus grand nombre à rester jusqu’au bout et à se gaver des délicieux passages de piano de « Lullaby » ou des beautés vocales de « You Don’t Come Around ». Cela dit, l’ambiance n’est pas forcément à la rêverie ouateuse ou à l’endormissement programmé. Alluvion sait aussi être alerte et plein d’entrain (« I Tried »). La réussite de ce disque réside surtout dans sa capacité à maintenir l’auditeur bien accroché à ses souvenirs et à ses références. Pourquoi pas aux vieux jeux vidéos (« Sad Dreams ») ou à d’anciennes tournures psychédéliques des sixties (« We Have A Lifetime »). Je suis certain qu’au détour d’une mélodie ou d’un air mélancolique, des instants de votre vie vont refaire surface avec la bande son qui va avec. C’est du moins ce que j’ai ressenti à plusieurs reprises en me disant que C Duncan avait, malgré son tout jeune âge, un sacré bagage musical et de solides bases d’écriture.
Trente-trois ans c’est jeune, mais quelle maturité et quel regard acéré il porte sur notre société en pleine déconfiture ! « It’s time to leave the earth, Turn the TV off and pack your photographs... » (Il est temps de quitter la Terre, d’éteindre la télé et de ranger vos photos…) chante Chris sur « Earth », un hymne magnifique où l’espoir semble devoir l’emporter à la fin : « Anyone can see another sunrise, Anyone can see another day... » (Tout le monde peut voir un nouveau lever de soleil, Tout le monde peut voir un jour nouveau…). Pour moi « Earth » est un des sommets du disque. Les délicates notes de piano produisent un recueillement instantané qui efface toute légèreté et nous envoie bien au-delà de la simple distraction. Finie la rigolade et malgré le côté chatoyant de la musique, les mots claquent comme un rappel à l’ordre ou une invitation à foutre le camp. On ne sait pas si on doit rire ou pleurer mais le message est sans ambiguïté. Chris Duncan est un artiste passionné et passionnant dont la musique n’est qu’une partie de ses centres d’intérêts. Son premier album Architect sorti en 2015 a été fabriqué avec toute la minutie, toute l’exigence et toute la beauté d’un montage architectural aux lignes pures et solides. Sa passion pour le dessin y figure sans détour et complète astucieusement les exigences de sa formation musicale au prestigieux Royal Conservatoire of Scotland. Alluvium est son quatrième album et certainement le plus abouti. Le son Duncan est maintenant bien installé et à l’instar d’une Enya, à nul autre pareil.
La grande leçon a retirer de tout cela est de faire valser les étiquettes pour ne retenir que la beauté, la justesse et le talent. L’intégrité aussi quand il s’agit d’exprimer ses sentiments et ses points de vue. Chris Duncan est un artiste avec un grand A qu’il ne faut pas hésiter à promouvoir. L’écoute de ses albums va au-delà du simple plaisir et demande de bien cerner le personnage, plus complexe qu’il n’y paraît. En y repensant, je trouve assez ridicule mon approche initiale et mes idées tordues sur un genre musical que je pensais un peu trop lisse pour moi. Alluvium est un album que j’écoute souvent et que je propose sans problème. Le passage chez Clair & Obscur n’étant qu’une évidence de plus.