Big Sleep – Bluebell Wood
Cherry Red Records / Esoteric Recordings
1971
Thierry Folcher
Big Sleep – Bluebell Wood
Il existe dans la nébuleuse rock des ovnis que chacun s’accorde à ne pas vraiment comprendre en raison de leur qualité et du destin tragique qui les accompagne. L’album Bluebell Wood de Big Sleep en fait partie même si le mot tragique ne reflète qu’une forme d’amertume envers un combo que tout destinait à une carrière beaucoup plus longue. Un seul album sorti en 1971 et puis, plus rien. Et pourtant, j’en connais des ténors dont le démarrage n’était pas du calibre de ce Bluebell Wood vraiment très accrocheur. Les gars de Big Sleep ne dormaient pas, ils avaient tout compris et leur potentiel était énorme. Alors que s’est-il passé ? Tout d’abord, on ne peut pas faire plus débile en présentant une telle pochette comme carte de visite. Il a bien fallu qu’elle fasse l’unanimité pour illustrer un travail à des années lumière de cette « horreur » à peine regardable. Bon, cela relève de l’anecdote et devient presque un atout aujourd’hui. Non, les raisons sont ailleurs et cette chronique va essayer de lever le voile sur ce ratage malencontreux. Retour donc vers cette période bénie où tout s’emballe et semble offrir une opportunité à bon nombre de jeunes musiciens décidés à relever des défis jusque-là impensables. Les cinq musiciens de Big Sleep n’étaient pas des novices mais ils se trouvaient à la croisée des chemins et le groupe en fera les frais. Beaucoup de spécialistes s’accordent à dire que Bluebell Wood est en fait le troisième ouvrage des gallois de Eyes Of Blue. Une formation dont l’échec commercial lui sera fatal malgré les bons retours de la presse spécialisée. Pour redynamiser le navire à la dérive, un changement de nom est proposé ainsi qu’une direction plus « progressive » de la musique. La brève histoire de Big Sleep pouvait alors commencer.
On ne remerciera jamais assez une boîte comme Esoteric Recordings, véritable archéologue de la musique et restauratrice de chefs-d’œuvre disparus. La version 2007 de Bluebell Wood, la toute première en CD, est d’une propreté éclatante. Le son, remasterisé à partir des bandes analogiques de l’époque, est particulièrement brillant et les différentes parties vocales sont bien mises en valeur. Dés les premières notes de « Death Of A Hope » on retrouve avec bonheur l’ambiance des grandes épopées progressives pleines de références prestigieuses. Ici, on voit passer le piano d’Aladdin Sane, quelques coups d’archets à la Ennio Moriconne ou encore des vocalises façon Greg Lake. Ce titre écrit et chanté par le batteur John « Pugwash » Weathers est un élégant patchwork de symphonisme, de chansons romantiques, et de passages aventureux. Avec de pareilles qualités d’écriture, pas étonnant que John Weathers ait rejoint dés 1972 l’immense Gentle Giant et sa musique débridée. Face à un tel adversaire, Big Sleep n’avait aucune chance. Dans la foulée, « Odd Song » calqué sur le célèbre « The House Of The Rising Sun » va mettre en avant la voix remarquable de Gary Pickford Hopkins, celle qui fera quelques années plus tard, les beaux jours de la formation de Rick Wakeman sur plusieurs albums à grand succès. Voilà, vous commencez à comprendre pourquoi Big Sleep était déjà condamné avant d’avoir vraiment vécu. Cela venait du fort potentiel de ses membres qui ne purent résister à des propositions très attirantes. On se prend à rêver si d’aventure ces chants de sirènes n’avaient pas fonctionné et que Bluebell Wood ait bénéficié d’un meilleur environnement pour sa promotion. Peut-être que Big Sleep remplirait encore les stades. Bon, on ne refera pas l’histoire car chacun a mené sa propre barque prouvant certainement un manque de solidarité au sein du groupe.
Il en va de même pour le bassiste/claviériste Ritchie Francis qui va publier son très beau Song Bird la même année que Bluebell Wood. Manque de discernement ou mauvaise volonté évidente ? Un peu des deux à mon sens. Mais à poursuivre plusieurs lièvres à la fois, on laisse forcément des morceaux en route. Richie Francis était la pierre angulaire de Big Sleep, un gars prometteur capable d’écrire le puissant « Bluebell Wood » qui du haut de ses 11 minutes domine un ensemble pourtant déjà bien rutilant. Là aussi, les souvenirs ressurgissent et le doux parfum des grands moments psychédéliques nous enivre jusqu’à l’extase. Grande composition complexe où tous les styles se chevauchent avec des guitares échevelées et une rythmique en transe. La partie finale est une véritable tuerie. Et puis, il y a aussi Phil Ryan, l’autre claviériste qui collaborera un an plus tard avec les gallois de Man. En définitive, Big Sleep ressemble davantage à un rassemblement de potes venus s’éclater sur Bluebell Wood plutôt qu’une mise en orbite d’un projet à long terme. Ils avaient vraiment la tête ailleurs et le manque de passages sur scène ne doit pas masquer des envies évidentes d’horizons nouveaux. Cela dit, il reste un album à savourer sans arrières pensées et à voir comme une aubaine car il aurait très bien pu ne pas exister. Je vous conseille « Free Life » l’autre chanson de John Weathers qui avec ses faux airs de Jefferson Airplane vous propose un duel orgue (Phil Ryan) guitare très réussi. A ne pas manquer aussi « Aunty James » et surtout « When The Sun Was Out », deux beaux spécimens de chansons en vogue à la fin des années 60. Et pour finir, la cavalcade de cordes et les vocalises de « Saint & Sceptic » valent également leur pesant d’or.
La comète Big Sleep a malgré tout laissé des traces dans la cosmologie rock et la récente réédition de Bluebell Wood ne fait que rendre justice à une œuvre de grande qualité, sacrifiée au profit d’autres formations plus huppées. Je me doute bien que si par bonheur vous tombiez sur ce petit bijou dans une quelconque vente de disques, ce n’est pas le coup le foudre visuel qui serait déterminant, mais peut-être le souvenir d’une chronique de Clair & Obscur qui aurait bien fait son boulot. Alors, un seul mot, foncez ! Vous ne le regretterez pas.
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