Bernd Kistenmacher – Utopia
Bernd Kistenmacher
Groove Unlimited
Jamais je n’aurais imaginé un beau jour me reprendre un tel uppercut à la découverte d’une nouveauté se revendiquant à 200 % d’un des courants fondateurs de la musique électronique, cette fameuse Berlin School née à l’aube des années 70 et que j’affectionne tout particulièrement. En aucun cas, je n’aurais caressé le rêve de retrouver cette sensation unique, indélébile tranche de vie de mes 18 ans, quand j’acquis sur le tard (et presque par hasard) au format CD « Body Love », album d’un certain Klaus Schulze. Un disque extraordinaire (mais rarement compté parmi les grands chefs-d’œuvre du maître) dont les trois longues plages bien distinctes et aussi sensuelles qu’irréelles allaient tout simplement redéfinir ma perception de la musique. Cette même approche immersive que j’allais encore affiner un peu plus tard avec l’hyper-atmosphérique « Quiet Music » de Steve Roach et l’envoûtant « Apollo : Atmospheres & Soundtracks » de Brian Eno. Ce nouveau voyage introspectif baptisé « Utopia », aussi puissant que le cosmique « Body Love » en son temps et comparable au revival inespéré d’une relation charnelle singulièrement intense avec l’élue de son cœur, je le dois à l’inspiration créative poussée en mode optimal de Bernd Kistenmacher.
Je connaissais l’artiste berlinois de réputation, talentueux et prolifique musicien dont la discographie, amorcée au début des eighties, compte aujourd’hui pas moins d’une trentaine de titres. Mon premier contact avec un chapitre intégral de son œuvre au long cours, quelques extraits sonores glanés ici et là mis à part, auront été tout simplement foudroyants. Pour réaliser le référentiel « Utopia » (composé, arrangé et produit par ses soins), Bernd Kistenmacher n’a pas agi seul comme à son habitude. Armé de ses synthétiseurs analogiques/modulaires (Moog Voyager et Moog SubPhatty), claviers numériques, séquenceurs et autres instruments rythmiques, l’homme a fait appel aux compétences de Burghard Rausch (batteur du célèbre groupe krautrock Agitation Free, présent sur la quasi-intégralité du disque), du violoniste Thomthom « TT » Geigenschrey et de Thorsten Quaeschning à la guitare électrique.
On retrouve également avec bonheur la voix de Vana Verouti, chanteuse grecque et ex-compagne de Vangelis Papathanassiou, pour lequel elle a prêté sa voix ensorcelante à deux reprises dans les années 70 sur les monuments que sont « Heaven & Hell » et « La Fête Sauvage ». S’exprimant en anglais sur le très beau morceau éponyme « Utopia » (surprenante ballade mélodique aux paroles optimistes signées Kistenmacher), son timbre est quasiment méconnaissable, plus grave, plus « vibrato », quelque-peu « nasillard » aussi, mais au final tout simplement magnifique. L’hommage à Vangelis semble ici clairement assumé, avec une composition qui sonne à la fois comme « Intergalactic Radio Station » et une version modernisée de « Pinta Nina Santa Maria », deux jolis voyages en apesanteur clôturant respectivement (à l’instar d' »Utopia » !) le sous-estimé « Direct » (1988) et la bande originale de « 1492 Christophe Colomb » (1992).
Et puisque je prends l’album à rebours, l’influence Vangelis n’est pas non plus absente du superbe et mélancolique « Land Of Hope », bâti autour d’un piano entêtant plaqué sur une douce rythmique qui ne l’est pas moins, avec nappes de synthés lumineuses et saturations de guitare hendrixiennes ! « Born From Chaos » porte, quant à lui, très bien son nom, plongeant l’auditeur dans un puissant magma psychédélique où s’entrecroisent les digressions électroniques des premiers Tangerine Dream et les martèlements hallucinogènes d’une jam solaire (et imaginaire) entre le early Pink Floyd et les allemands de Popol Vuh, quelque-part au beau milieu des ruines de Pompéi ! Un chaos aussi apocalyptique que jouissif qui ne perd pas une miette de fougue et d’intensité jusqu’à son ultime seconde.
« Fearless » est une pièce à la fois sombre, profonde, mystérieuse et enveloppante, à travers laquelle viennent scintiller quelques notes cristallines, échos de voix fantomatiques presque irréelles et gongs aléatoires. Une pause délicieuse et bienvenue avant le déchainement de fureur incarné par « Born From Chaos », et à l’issue du voyage sans escale incarné par « We Need A New Utopia », soit la pièce de résistance inaugurale qui nous ramène au début de cette chronique. Je me répète, mais rarement une suite planante de cette confrérie musicale au pouvoir onirique sans pareil ne m’aura transporté aussi loin dans mon « cosmos intérieur ».
Après une intro faite de longs accords grandioses par-dessus lesquels s’entre déchirent violon hystérique et guitare éthérée, le décollage se déroule progressivement et en douceur, grâce aux pulsations hypnotiques d’une séquence de basse appuyée par une batterie toute en retenue et en feeling, avant de nous faire atteindre des cimes synthétiques on ne peut plus rayonnantes. L’architecture est parfaite, l’exécution également, et ces presque 25 minutes d’extase absolue auraient bien pu durer toute une éternité que personne (en tout cas pas moi !) ne s’en serait plaint.
Avec « Utopia », Bernd Kistenmacher côtoie le génie des grands maîtres du genre, celui d’une époque où ces derniers auront produit la quintessence de leur art. Le compositeur Berlinois réalise avec l’ésotérique « Utopia » son « Moondawn » et son « Rubycon » à lui, et ce n’est pas peu dire. Pas une note de trop, pas même une simple faute de goût à déplorer durant le périple, « Utopia » fusionne avec les étoiles et flirte avec rien de moins que la perfection. Fascinant, comme dirait un célèbre explorateur de notre galaxie…
Philippe Vallin (10/10)
http://www.berndkistenmacher.com/
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