Anthologie de l’ambient : nappes, aéroports et paysages sonores…
Olivier Bernard – Anthologie de l’ambient / D’Erik Satie à Moby : nappes, aéroports et paysages sonores (2013, Camion blanc)
Bien plus qu’une anthologie, voici une Bible, et aussi lourde qu’une Bible, sur un sujet très peu, voire pas du tout traité en France (et guère plus en anglophonie), hormis l’ouvrage déjà ancien de David Toop : « Ocean of sounds, ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther » (Kargo & L’éclat / 2008, pour la traduction). On peut donc au moins dire que l’auteur ouvre une nouvelle page, encore blanche, et qui ne devait pas le rester. Et il a réalisé là un travail monumental : 800 pages (Thick as a brick, comme dirait Jethro Tull, même si ça n’a rien à voir !). Un ouvrage à manipuler avec précautions, à ne surtout pas laisser tomber sur ses orteils ; gardez-le plutôt pour vos oreilles ! Cette anthologie va jusqu’à défricher quelques territoires vierges, aux limites extrêmes d’un genre lui-même extrême dans ses ramifications, juste pour nous montrer qu’il n’y a en a pas forcément, de limites, à ce genre protéiforme et sans définition absolue. Comme la science-fiction, en somme, dont on nous dit que « tout en est » dès lors qu’on l’a décrété, on se dit parfois aussi, et voyant jusqu’où il va se loger, qu’il en va peut-être de même pour l’ambient ? Mais peu importe ; puisque l’ambient se cache partout, mieux vaut le savoir, pour aller l’y déloger et trouver grâce à ce guide ou ce bottin quelques perles inconnues. Car il y en a ici, et pas qu’un peu, des ficelles à tirer, pour se plonger dans l’ambient en connaissance de cause…
Olivier Bernard fait remonter l’historique à Satie et à la musique de tapisserie, mise en abîme d’un intérêt primordial pour comprendre les origines de cette musique. Ou « non-musique » ? Justement, là est tout le sujet de cette entrée en matière très pertinente. Hormis qu’il a peut-être omis de signaler les drones et bourdons, déjà présents dans la musique dès le Moyen-âge (même si, oubliés et égarés durant un bon millénaire, il a fallu attendre ensuite Eno et ses successeurs pour les retrouver). Cette première partie chronologique est donc réservée aux précurseurs, Satie et bien d’autres (issus des divers courants de la musique classique : contemporain, électro-acoustique, acousmatique et/ou concrète tel que GRM, etc.). Suit une histoire assez complète de l’instrumentarium ambient, allant du monstrueux et « tellurique » telharmonium de 1906, un engin de 200 tonnes ! (hé oui, y a pas que chez les dinosaures qu’on a commencé très gros, avant de se dégonfler !) aux synthétiseurs, en passant par le theremin… et au magnétophone à bandes, qu’il ne faut surtout pas looper dans cette liste.
Puis, une fois fait le tour du hardware, on arrive au cœur du sujet, avec Brian Eno : tout un chapitre de 50 pages à son seul nom, sans oublier de multiples mentions au fondateur, selon besoins (cf. p.607 à 613, puis après encore, comme si Eno imprégnait tout l’ouvrage de son ombre tutélaire). Chapitres, genres et sous-genres sont ensuite déclinés avec une précision et une patience d’anthologiste (voire d’entomologiste, répertoriant des espèces bizarres et bourdonnantes) avant de tenter, assez tardivement (?) d’en donner une définition, dans un bref chapitre dédié à cela (p.623 à 630). Cela dit, on comprend qu’il aurait été difficile de le faire plus tôt, vu les nombreux méandres de l’ambient qui serait à la fois un genre musical, une philosophie (voire un mode de vie ?), une addiction, une religion et un tas de choses encore, qui se contredisent parfois un peu. Mais c’est normal, avec cette hydre à plusieurs têtes. Exemple : présence admise ou pas de paroles et de textes chantés, dans l’ambient ? Oui et non, tant que l’on n’aborde pas le registre des songwriters, dont les paroles importent plus que la musique (qui ne servirait alors qu’à mettre celles-ci en valeur ?). L’ambient, ce serait donc le contraire, le cas échéant ?
Intéressant aussi, bien qu’un peu périlleux, soumis à caution et à contre-exemples, le parallèle, forcément délicat, entre ambient et New Age, que l’auteur tente de dresser vers la fin de l’ouvrage (pages 633 à 657). Hormis l’usage d’instruments parfois différents (mais parfois seulement, car synthés et électroniques y sont une quasi constante), et l’usage de boucles, pour l’ambient (souvent, mais pas toujours), on serait même en droit de se demander si, au final, la différence ne résiderait pas avant tout dans « l’état d’esprit » de celui qui en écoute ? Plus éduqué et élitiste pour le fan d’ambient, davantage en recherche de paix intérieure et de sons harmonieux, pour l’autre, qui évitera donc toute musique sombre ou dépressive (dark ambient et autres courants moins « positifs »). Mais peu importe la guerre des étiquettes (qui pourrait n’être qu’une affaire de disquaires et de chroniqueurs pointilleux ?), puisque l’auteur poursuit en listant (et pourquoi si tard, vu les pointures concernées ?) certains musiciens pouvant être classés dans les deux courants ; hybrides, par conséquent. Comme quoi en ce monde (de la musique…), rien n’est jamais ni tout noir ni tout blanc.
Impressionnante est la liste des divers mouvements (ou plutôt des genres et sous-genres, car ceux qui font de l’ambient ne se collent pas eux-mêmes d’étiquettes dans le dos ni sur le tee-shirt, laissant à nouveau fans et chroniqueurs le faire à leur place). Celle-ci comporte quelques perles et mots-valises taillés sur mesure, utilisés parfois pour qualifier une poignée de groupes…voire un seul, cela existe ? On en notera quelques-uns en passant, pas piqués des vers (et sans garantie de durabilité ?) : gothgaze, sous-genre mutant du shoegaze (je ne sais plus où), isolationism et illbient (p.333 et 335), clinical ambient (p.339), dark atmospheric ambient industrial ou transcendental noise (p.748, au sujet de Troum), ou un petit dernier (attention, accrochez-vous, car celui-là déchire grave !) : low tempo blip-hop (p.601).
En revanche, on ne sait pas très bien pourquoi les mouvements et artistes (dont certains majeurs !) reprennent soudain en fin d’ouvrage (p.729 à 759), comme des oublis rattrapés in extremis, des inclassables ? Ou simplement des « anciens » (sic), et des VIP qu’à ce titre, il fallait réunir ensemble dans un chapitre à part ? En remettant aussi une couche en passant sur Brian Eno, pour ceux qui auraient pu l’oublier en cours de route ou de lecture.
Quelques regrets : l’absence impardonnable, en fin d’ouvrage, d’une entrée alphabétique des nombreux groupes cités (avec les pages), afin de s’y retrouver et de pouvoir ré-exploiter l’encyclopédie qu’est cet ouvrage. Il nous reste les post-it ? Les pages cornées ? Les noms soulignés et les commentaires en rouge dans le texte ? Voilà en tout cas qui engage à avoir chez soi son propre exemplaire, pour le personnaliser et le rendre pratique et utile, c’est-à-dire consultable à loisir sans y perdre son temps à retrouver les mentions déjà lues.
De même, on regrettera l’absence de tout repère ou indentation logique pour s’y retrouver, en feuilletant un ouvrage à la présentation trop lisse/uniforme, analogue à un roman (le procédé ne semble pas habituel dans les maquettes de cet éditeur, mais il aurait eu ici tout son intérêt). Par exemple en exploitant les marges, latérale ou haute, pour rappeler les titres de chapitres, noms des courants, etc. Peut-être aussi y inclure une tentative de cartographie chronologique ou logique des divers courants de l’ambient, rassemblés sur un tableau ou un « arbre généalogique » ? Et d’éviter aussi un certain « saucissonnage », déjà évoqué, entre le corpus central et la reprise assez inattendue de la liste des courants et musiciens. En contrepartie, ce livre est l’un des moins chers au kilo (ou à la page…) de cet éditeur ; un bel effort pour le rendre accessible à (presque) tous, malgré ses 36 euros absolus.
Ça n’est donc qu’un livre (objet matériel fait de papier, d’encre et de sueur, en ces temps de dématérialisation à outrance). Mais quel livre ! Une introduction fabuleuse au genre, suivie d’une mine d’or, car bourré d’infos sur un univers qui évolue sans cesse, à la lecture duquel le lecteur qui le découvre (mais aussi le passionné) se ruera (pour en savoir plus) sur Internet, Youtube, Deezer, Bandcamp ou ce qu’il veut (chez son disquaire, pourquoi pas ?), afin de suivre les pistes d’écoutes suggérées avec autant de passion que de précision par Olivier Bernard, et se faire au plus vite son opinion et sa propre playlist ambient.
Un grand bravo à l’auteur, pour son travail colossal de compilation (et d’écoutes, on s’en doute), et pour nous en faire souvent des compte-rendu pointus et précis, pour les albums qu’il a choisis. Pour faire plus et mieux, il y aurait fallu deux ou trois volumes, et au moins autant d’auteurs et de contributeurs. Mais peut-être aussi un certain sens du classement thématique et du repérage visuel, qui auraient permis de parler d’une encyclopédie faisant référence (à re-consulter à loisir, comme tout bon dictionnaire), au lieu de la somme d’un passionné, qui nous est parfois livrée un peu brute de décoffrage, il faut l’avouer.
Jean-Michel Calvez
http://lemotetlereste.com/mr/attitudes/lautobiographie/
[responsive_vid]
très bon compte-rendu. A noter que de nombreux artistes issus du black metal se sont lancés dans l’ambient, je serai curieux de savoir si le livre le relate.
Mais oui, le black metal aussi. Burzum, Ulver, Abruptum, Xasthur… et Sunn O)))), Earth et autres. Et Anathema, The Gathering… Bref, un tour d’horizoon assez complet des courants et sous-genres pouvant avoir été influencés (même très peu parfois ou sans le savoir ?) par l’ambient
ah oui, ça m’a l’air d’être bien complet alors !
MERCI pour cet article.