Änglagård – Viljans Öga
Änglagård
Anglagard Records
Oyez, oyez braves gens ! L’inespéré, que dis-je, le miracle, est enfin arrivé ! 18 ans après le sublime « Epilog », Änglagård, groupe culte du rock progressif s’il ne devait en rester qu’un, revient en fanfare au devant de l’actualité, en publiant son troisième album intitulé « Viljans Öga » (« L’oeil du futur »). Ce qui aurait bien pu rester à jamais à l’état d’arlésienne est aujourd’hui, pour le plus grand bonheur de nombreux fans laissés orphelins le temps d’une complète adolescence, devenu une réalité. A l’attention des bienheureux qui n’ont jamais entendu parler d’Änglagård (bienheureux car ils ont évité les tourments d’un attente prolongée, et vont maintenant pouvoir découvrir et savourer l’intégrale d’une pure merveille du 5ème art), il faut savoir que cette formation scandinave est née à l’aube des années 90, période bénie pour les amateurs de ce rock symphonique ambitieux qui aura marqué à jamais l’histoire de la musique durant les seventies. En effet, le genre était tombé en totale désuétude la décennie suivante, balayé par l’avènement du punk et de la new-wave (la vague néo-progressive, incarnée alors avec un certain succès par les talentueux Marillion, IQ, Pendragon et consorts, n’y changera rien). Il faudra donc attendre les années 90 pour que cette esthétique musicale très particulière renaisse de ses cendres avec l’avènement d’une multitude de groupes plus moins talentueux, reprenant le flambeau de leurs glorieux ainés (Yes et Genesis en tête). En chefs de file de ce revival aussi prolifique que créatif, citons The Flower Kings, Echolyn, Spock’s Beard, Anekdoten et, bien sûr, Änglagård ! Certains hurlèrent alors à la nostalgie passéiste et ringarde, d’autres au contraire, crièrent à la relève dans la continuité et au génie retrouvé. Qui a raison, qui a tord ? Il n’empêche que le débat (totalement stérile à mon sens) reste ouvert, et continue aujourd’hui plus que jamais à animer joyeusement les discussions des mélomanes hystériques, dont j’avoue sans honte faire partie !
Mais revenons plutôt à Änglagård. Le combo suédois est formé en 1991 à l’initiative du chanteur guitariste Tord Lindman et du bassiste Johan Högberg, avec un line-up très rapidement complété par Thomas Johnson aux claviers, Jonas Engdegård à la guitare additionnelle, Mattias Olsson aux percussions et, enfin, Anna Holmgrem, musicienne de formation classique et sa flûte traversière enchanteresse. Avec cette formule parfaitement rodée, Anglagard défrait la critique en publiant d’entrée de jeu un pur chef d’œuvre du genre avec « Hybris » (sur le label Mellotronen en 1992), acclamé par l’ensemble de la presse spécialisée et les mélomanes qui n’osaient plus attendre qui que ce soit à un tel niveau. Leur univers ? Une musique qui sonne comme nulle autre pareille, malgré des influences bien appuyées au Genesis et au King Crimson des débuts, avec en sus, un délicieux parfum de légendes et traditions scandinaves. Une musique confondante de beauté et à l’imaginaire fort, alternant climats intimistes de pure poésie, avec mellotron omniprésent, flûte, piano, guitare acoustique, et déluges instrumentaux virtuoses à réveiller un mort, où se confondent batterie, percussions, basse pachydermique, guitares stridentes et orgue Hammond déchainé.
Les fans conquis d’Änglagård ne sont pas rassasiés et, fort heureusement, le groupe remet le couvert deux ans plus tard avec « Epilog », un disque au titre prémonitoire qui en dit long sur l’interminable silence qui s’en suivra. Cette nouvelle œuvre, peut être encore plus complexe et tourmentée, tient largement la comparaison qualitative avec « Hybris », à tel point que le débat (décidemment !) sur lequel de ces deux là serait le meilleur sévit toujours chez les nombreux inconditionnels. Le chant en langue suédoise, seul « point faible » (question de goût) du génial « Hybris », a ici disparu, laissant place à un ouvrage intégralement instrumental, quelques discrètes vocalises féminines mises à part. Et puis, hormis une reformation « express » à l’occasion du festival Nearfest aux USA en 2003, le groupe semble avoir cessé toute activité musicale, jusqu’à l’annonce faite en 2009 par Mattias Olsson comme quoi Änglagård travaillait à la réalisation d’un futur troisième album. Entre temps, les fans auront pu se consoler avec d’autres formations proches dans l’esprit et le style, avec en premier lieu Sinkadus (un quasi-clone parfait, malheureusement disparu après un deuxième disque fabuleux), puis les norvégiens de Wobbler qui sortent de l’anonymat en 2005 avec « Hinterland », digne héritier direct de qui vous savez. Car Änglagård, comme ses illustres aînés des seventies, aura lui aussi fait école depuis 20 ans (même si ses compatriotes suédois de Sinkadus se seraient formés avant lui, reste à savoir qui a inspiré qui !)
Et nous voilà finalement en 2012, avec cette fois-ci, c’est bien réel, la parution de ce Saint Graal baptisé « Viljans Öga ». Niveau line-up, celui-ci est resté le même, à l’exception de Tord Lindman qui a quitté le navire sans être remplacé, et la présence de quelques musiciens aditionnels (pour les instruments classiques à cordes et à vent). L’instrumentation reste la même que d’habitude avec, en nouveauté, l’utilisation du saxophone ténor par Anna Holmgrem, et quelques sonorités étonnantes et inédites chez les suédois, qui va ici jusqu’à inclure le didgeridoo australien dans sa palette ! L’album de découpe en 4 longues plages oscillants entre 12 et 16 minutes, ce qui est rassurant quand ont connait le style symphonique flamboyant du groupe, et son immense savoir-faire dans le tissage de fresques passionnantes, riches en variations de climat et d’intensité, avec des paysages musicaux sans cesse renouvelés.
L’album démarre en douceur avec « Ur Vilande » et son atmosphère pastorale (très présente dans l’abum, une fois n’est pas coutume), où dialoguent tout en délicatesse la flûte, le vibraphone, le piano et le violoncelle, bientôt rejoints par des arpèges de guitares acoustiques empruntés au Genesis de la période bénie Anthony Philips /Steve Hackett, puis les nappes envoutantes et toujours mystérieuses de l’indémodable Mellotron. L’explosion (toute relative, rassurez-vous) survient au bout de 4 minutes, laissant de temps à autre place à de douces accalmies propices à la rêverie. Pas de doute, on nage ici en plein dans l’univers si singulier d’Änglagård, et cela sera valable de la première à la dernière seconde de ce disque éblouissant de maturité artistique, d’inspiration, d’osmose parfaite et de maitrise technique. « Sorgmantel », « Snårdom » et « Längtans Klocka », les trois autres mouvements de cette turbulente et spectaculaire symphonie, jonglent avec les mêmes textures, utilisent le même langage dynamique, alambiqué, immergeant l’auditeur dans un tourbillon de sensations, et ce jusqu’à l’ivresse. Et, cerise sur le gâteau, la production du groupe n’a jamais été aussi énorme, avec une section rythmique étourdissante de puissance, une basse grondante à souhait, des guitares et claviers au rendu sonore clair et majestueux, sans oublier les instruments acoustiques au son pur comme le cristal.
La musique est ici encore plus labyrinthique, grandiose, lyrique et complexe que par le passé, et si celle-ci vous accroche, il vous faudra sûrement des milliers d’écoutes avant d’éprouver les premier signes de lassitude, ce qui vous laisse quand même une sacrée marge ! Avec « Viljans Öga », Änglagård signe peut-être son plus grand chef d’œuvre, fruit d’une maturation extrême pour laquelle l’attente n’aura pas été vaine, bien au contraire ! Le CD est présenté dans un magnifique digipack cartonné en trois volets, qu’il vous faudra acquérir au plus vite avant que celui-ci, à peine sorti, ne soit déjà épuisé (un classique avec les publications très prisées d’Anglagard !) Sachez enfin que les suédois se produiront en France cet été entre le 16 et le 18 aout 2012 au festival Crescendo de Saint-Palais-Sur-Mer (plus d’infos très bientôt dans Clair & Obscur Webzine), où l’album sera disponible à la vente, en exclusivité, directement auprès du groupe. Une occasion rarissime de vivre une expérience unique, à ne manquer sous aucun prétexte ! Allez, c’est trop bon : note maximale !
Philippe Vallin (10/10)