Alpha Sequenz – Dehumanized Society

Dehumanized Society
Alpha Sequenz
2009
SHDR

AlphaSDS

Un nouvel ovni musical vient d’atterrir à la rédaction de C&O, pourtant bel et bien piloté par un terrien (pas forcément fier de l’être, au demeurant !). Ce drôle d’objet est l’oeuvre d’un artiste underground Marseillais qui répond au patronyme science-fictionnel de Rigeck Rodgers.

Il vous faut savoir que ce supposé rejeton du grand et héroïque Buck n’a pas été cryogénisé comme son aïeul de capitaine astronaute pour connaître le destin que l’on sait. En effet, sa musique sombre, anesthésique et étrangement belle n’est pas conçue pour nous projeter cinq cent ans dans le futur et nous faire découvrir le monde d’après la bombe mais, au contraire, pour dépeindre notre univers contemporain en pleine décomposition et déliquescence. Tel est le sujet de ce « Dehumanized Society », œuvre aussi radicale dans la forme que dans le fond, réalisée en 2009 avec le seul Rigeck aux commandes de son vaisseau spatial sous Tranxène baptisé Alpha Sequenz : une machine complexe, équipée d’appareils technologiques vintages et numériques et qui a l’incroyable pouvoir de nous faire voyager… dans le présent !

Celui d’un quotidien sans horizon, celui de notre triste société d’hyperconsommation qui réduit nos dernières capacités cognitives à néant, qui nous transforme en zombies dociles (quoique les gens se boufferont, au sens littéral du terme, quand la pénurie généralisée sera là !), en crétins individualistes et en esclaves décérébrés. Un voyage dans ce sinistre monde de l’économie ultralibérale et du productivisme décomplexé, qui transforme les matières premières et les êtres vivants en marchandises, annihile cultures et singularités et détruit la planète en toute connaissance de cause, inexorablement, sous nos yeux impuissants car sans réelle emprise sur des événements qui nous dépassent.

Ca va ? Vous êtes suffisamment déprimés ou on peut continuer ? Rigeck déclare lui-même avoir composé son album sous l’influence du désespoir, alors je ne suis pas d’humeur ici à vous chanter la lambada. Et finalement, quoi de mieux comme source d’inspiration que toute cette merde dans laquelle on vit ? Pour mettre ses visions anxiogènes et malheureusement bien réelles en musique, notre « spationaute punk qui voyage dans le présent en solitaire » s’est entouré d’une panoplie instrumentale assez ahurissante, faite de guitares électriques à effets multiples, de basse fretless, de vieux synthétiseurs réels ou virtuels, de boites à rythmes et de batteries et même d’instruments à vents, tels que le saxophone, la clarinette ou l’harmonica.

Le style d’Alpha Sequenz est indéfinissable (un bon point donc !), même si l’influence des grands noms du krautrock (Neu! Organisation, Kraftwerk vol.1 & 2, Cluster et Harmonia en tête), des musiques indus et de la cold-wave des années 80 (on pense souvent à la basse et aux guitares des premiers The Cure) est assez palpable tout au long des seize compositions qui jalonnent cette œuvre dépressive à souhait. Toutes ont, en points communs, un tempo lent, plombant et hypnotique, une atmosphère lancinante et souvent austère (mais jamais oppressante ou agressive, loin s’en faut) générée par une multitude de sonorités et d’effets. Et, enfin, des arrangements peu communs, avec un musicien qui va jusqu’à s’amuser à « jouer faux » (« Memories In Time ») pour illustrer son propos dissonant et neurasthénique !

Soulignons aussi la présence de vocaux très en retraits, noyés dans la réverbe, les chambres d’échos ou bien passés à je ne sais quel « filtre », qui viennent parfois hanter les titres, un peu comme des murmures vaporeux et incantatoires où l’on ne saurait distinguer nulle parole intelligible. On pense un peu au Ben Chasny des albums les plus barrés et psychédélique du fameux Six Organs Of Admittance, un autre musicien résolument adepte des enregistrements analogiques et des moyens techniques qui vont avec (détail peu anodin : c’est un vieux magnétophone mono à cassette qui est l’emblème du label Secondhand Daylight Records, créé par Rigeck !).

Voilà donc un CD artisanal au sens noble du terme, réalisé avec soin et passion (sentiment palpable du début à la fin), un opus certes conceptuel mais dénué du moindre cliché et qui a le mérite de ne ressembler à nul autre, pas même aux parutions antérieures du musicien phocéen (« Axial Equilibrium » et « Bass Line Experiments »), toutes aussi « vintages » et décalées mais bien plus « électro » dans leur conception.

Attention : cette œuvre « message » au caractère bien trempé, qui est dédiée à « toutes les formes de résistances », ne s’apprivoise pas aussi facilement qu’un tube éphémère passé en boucle sur Fun Radio et il vous faudra la laisser agir, en mode immersif, pour que la séduction opère complètement. Préparez-vous donc pour un voyage dans un monde désenchanté où, malgré les turbulences, il ne vous sera pas nécessaire d’attacher vos ceintures.

Philippe Vallin (7,5/10)

http://secondhanddaylight.free.fr/

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