Alela Diane – Cusp
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2018
Alela Diane – Cusp
Dix ans déjà qu’Alela Diane et son The Pirate’s Gospel ont quelque peu bousculé le monde de la musique lolk en réussissant à s’imposer non seulement dans son pays mais aussi, chose plus rare, ici en France, Les Inrocks n’hésitant pas à classer l’album parmi les dix meilleurs de l’année 2007. Il faut dire que la pochette originale (sous le label Fargo) où elle assume ses origines amérindiennes a fortement contribué au succès de l’album. Cette image de jeune squaw au regard pénétrant laissait présager quelque chose d’authentique, de pur et de sincère, et on ne fut pas déçu, loin de là. Une guitare acoustique, une voix claire et bouleversante plus quelques histoires toutes simples parlant de sa vie et de sa famille et vous êtes envoûté à jamais. Fort de ce succès, et après l’album The Silence Of Love où elle prête sa voix au groupe Headless Heroes, elle sort en 2009 son véritable deuxième opus To Be Still. L’emballage est luxueux, un CD/DVD en format livre cartonné, on voit que notre Californienne a changé de statut et le label Fargo a mis le paquet. Fort heureusement on est bien dans la continuité de The Pirate’s Gospel à l’image des photos en noir et blanc à l’intérieur du livret où Alela Diane conserve le même visage juvénile encore accroché à l’enfance. L’orchestration s’est enrichie, mais c’est bien cette voix merveilleuse qui domine encore la situation. Le propos est bucolique pour ne pas dire hippie (« Grace Slick »), un retour aux sources qui fait du bien.
Deux ans plus tard c’est sous l’appellation Alela Diane & Wild Divine (nom de son groupe de tournée) qu’elle sort son troisième album. À l’image de la pochette beaucoup plus sophistiquée, Alela Diane n’a pas voulu se répéter et on ne peut pas lui en vouloir, même si elle peine sous ce format plus « commercial » à nous convaincre. Car, en conséquence, sa voix semble être au service de l’orchestration, un peu comme elle l’avait fait sur The Silence of Love. Retour aux sources en 2013 avec l’excellent About Farewell, son dernier effort solo en date. La rupture sentimentale a toujours été un moteur créatif chez les artistes, Alela Diane n’échappe pas à la règle, mais chez elle tout se passe de façon très digne. La voix reprend sa place et les arrangements sont superbes (« Colorado Blue »). L’album de la maturité, peut-être son meilleur. En 2015, elle cosigne avec Ryan Francesconi un très bon Cold Moon déjà chroniqué dans ces colonnes.
Arrive donc en ce mois de février 2018 le tout nouveau Cusp. Un mot anglais qui évoque le tournant, la bifurcation et en mathématique un point de rebroussement. Je n’ai aucune certitude sur le sens du titre, mais ces définitions s’accordent bien avec la démarche d’Alela Diane qui a passé plusieurs semaines recluse dans une propriété de l’Oregon et centré son propos sur la maternité et la difficulté d’être mère. La pochette parle d’elle-même, le visage est grave, serein mais aussi conscient des nouvelles responsabilités. L’intérieur du livret est encore plus parlant, une petite fille qui tourne le dos (à sa mère ?) et une chaise vide. Alela Diane se dit : « Je suis une maman, ma fille a besoin de moi et je vais devoir la laisser pour courir le monde avec mes chansons. » Une dernière photo en noir et blanc nous la montre enceinte, l’album a été réalisé entre ses deux grossesses. C’est un petit accident domestique (ongle cassé) qui va donner la coloration à l’album. Alela délaisse la guitare pour le piano et vit ça comme une libération, une source d’énergie nouvelle. Cusp est donc l’album le plus pianistique de sa carrière, mais l’approche de l’instrument est la même que pour la guitare, on est loin d’être dépaysé. À l’image de la pochette, le propos sera donc sérieux et grave, mais bizarrement après une première écoute, l’ensemble est plutôt agréable et pas du tout démoralisant. On sent notre maman à la fois heureuse et comblée mais aussi vulnérable. L’album a été enregistré en grande partie au studio Flora Playback And Recording de Portland avec l’aide de musiciens tels que Jason Burger (Andrew Bird, Josh Garrels), Rob Burger (Tin Hat Trio, Iron And Wine), Heather Woods Broderick (Laura Gibson, Sharon Van Etten) ou encore Daniel Hunt (Neko Case). À signaler le retour de Ryan Francesconi pour les arrangements de cordes.
« Albatross » démarre l’album avec, tout un symbole, quelques notes de piano. La mélodie est simple et accrocheuse et le propos conforme aux images. Alela évoque la douleur d’être séparée de sa fille pendant une tournée et rêverait d’être un albatros pour voler haut et voir ce qu’elle laisse derrière elle. Musicalement on est porté tout en douceur par des cordes poignantes et le magnifique trombone d’Andy Strain. Quel démarrage ! Alela n’a jamais aussi bien chanté, sa voix claire et pure est un miracle. « The Treshhold » est une jolie ritournelle guitare et flûte qui fleure bon les chansons de Vashti Bunyan. L’ensemble est réconfortant et laisse notre chanteuse sur le seuil (threshhold en anglais) entre passé et avenir. J’ai vraiment un faible pour ce morceau. « Move Us Blind » et son piano à la Lennon est court mais très musical, sur la relation avec le temps qui passe. Ceci dit, il n’a pas la charge émotionnelle des deux précédents et apparaît comme une parenthèse un peu fade. « Émigré », pourquoi ce mot en français ? Une bonne question à lui poser. Le sujet fait référence à la tragédie du petit Aylan qui a bouleversé le monde entier. On y retrouve au début une Alela assez classique mais le morceau s’intensifie peu à peu et à la fin un contre-chant vient augmenter la puissance du propos. « Never Easy » commence à la guitare, mais le piano jazzy de Bob Burger vient rapidement donner une coloration nouvelle à son répertoire. La chanson parle de sa relation avec sa mère : « Je ne savais pas pourquoi tu m’aimais tant, jusqu’à ce que j’ai moi-même ma propre fille » ; « Oh maman, je comprends maintenant ». Un grand moment du disque.
« Song For Sandy » est un hommage à Sandy Denny (Fairport Convention) décédée peu de temps après la naissance de sa fille. Deux accords de piano et quelques cordes vont être le support d’une chanson où surgissent les fantômes de la chanteuse britannique, alcool, enfant délaissé, gloire posthume… « Buoyant » commence par un picking à la guitare électrique accompagné d’un discret piano jazzy et des « la di da da dum » du plus bel effet. Le morceau est aérien, en suspension ou plutôt en flottaison comme le suggère les paroles tournées vers la rêverie. « Ether & Wood » est pour moi le sommet du disque. Cela démarre avec un piano sur lequel Alela vient poser sa voix et quelle voix ! Écoutez sa façon de dire « I awoke to a pale blue sky », j’en ai des frissons. Puis surviennent la très belle guitare de Ian Luxton et les backings de Johanna et Klara Söderberg. Tout est orienté vers la nostalgie des jours passés et des endroits que l’on est obligé de quitter y compris le ventre de sa mère. « Yellow Gold » commence aussi au piano et Rob Burger nous fait un petit « truc » à la Satie avant que le morceau ne reprenne une tournure habituelle. Alela chante d’une voix franche et directe pour nous parler de façon poétique de cette lumière matinale (yellow gold) qui l’enveloppe du bonheur d’être aimée. « So Tired » est également un grand moment. La voix d’Alela est mixée très en avant pour ressembler à un cri de désespoir (« You call for me and I come »), sa façon de se déculpabiliser d’être loin de sa fille. « Wild Ceaseless Song » termine l’album sur un message profond qu’elle adresse à sa fille, presque comme une berceuse portée par le balancement des accords de piano.
À l’arrivée, notre charmeuse de Portland nous délivre un fort bel album qui rivalisera sans mal avec About Farewell, le désormais classique The Pirate’s Gospel restant à part. Elle a réussi à se renouveler sans se trahir et sur les onze chansons, certaines sont parmi les plus belles qu’elle ait composées (« Albatross », « The Treshhold » et « Ether & Wood » étant mes préférées). Ceci dit, le discours féministe va-t-il dominer la partie artistique ? C’est possible, mais la voix et la musique vont le rendre encore plus fort.
Thierry Folcher