Sun Ra – Space Probe

Space Probe
Sun Ra
Saturn Records
1974

Sun Ra – Space Probe et le Minimoog

Sun Ra Space Probe

Les musiciens de jazz ont été parmi les premiers à considérer le Minimoog comme un instrument fabuleux. Et le premier à le faire fut le jazzman afro-futuriste Sun Ra. Il fit une longue visite chez Moog, à Trumansburg, au moment des premiers balbutiements du Minimoog. Il se montra fort intéressé et fut autorisé à emprunter un Min B, autrement dit un prototype. Dès lors, il va désormais utiliser ce Min B dans ses concerts, C’est la première fois qu’on entendra un Minimoog sur scène dans un contexte musical. Le public va adorer. Pourtant, son Min B fonctionnait vaille que vaille. Ses oscillateurs se désaccordaient continuellement. Etait-ce juste l’effet de la nouveauté ou déjà une vraie fascination pour le son ? Toujours est-il que Sun Ra et son Minimoog vont rapidement faire un tabac. Sun Ra fut aussi le premier musicien à coucher le son d’un Minimoog sur un de ses albums. En l’occurrence, il utilisera son Min B sur son album My Brother The Wind, daté de 1970. Suite à cela, d’autres jazzmen de renom comme Herbie Hancock, Dick Hyman et Chick Corea commanderont eux aussi rapidement un Minimoog, l’ajoutant à leur propre arsenal de claviers. Les solos qu’ils en ont tirés furent dévastateurs, d’autant plus que ces musiciens étaient déjà redoutables sur un orgue ou sur un piano.

Faisons un peu d’histoire. Dans les années 60, les synthés étaient d’énormes engins d’un prix monstrueux, uniquement destinés aux meilleures universités, aux laboratoires de recherches et aux studios d’enregistrement se voulant du dernier cri. Bon, il y avait bien aussi quelques musiciens travaillant pour le cinéma et/ou pour la publicité qui bossaient sur de telles machines. Mais un chiffre dit tout : à l’aube des années 70, seuls 28 modulaires Moog appartiennent de par le vaste monde à des musiciens. Il faut rappeler aussi une évidence : programmer de tels synthés demandait une réelle expertise. En effet, faire un son, et surtout un bon, sur les systèmes modulaires de l’époque ne s’improvise pas et prend du temps. Une infinité de sonorités est certes possible, mais chaque son demande un vrai savoir-faire. Difficile de croire qu’un simple musicien de rock puisse s’intéresser à ce genre de machine. On sait cependant ce qu’il en sera un peu plus tard avec Keith Emerson, Tangerine Dream ou encore Klaus Schulze, tous des génies du gros modulaire Moog.

Sun Ra Space Probe Band1

C’est en 1968 que Bill Hemsath commence plus ou moins à cogiter sur l’idée d’un synthé monobloc possiblement utilisable par n’importe quel musicien. Et c’est en 1969 qu’il s’y met vraiment. Un véritable défi. Tout est à inventer dans ce domaine. Comment mettre à la portée du musicien lambda la programmation d’un synthé normalement à la destination des seuls experts de la question ? En fait, le point de départ du Minimoog est possiblement dû à une question posée par Jim Morrison à Bill Hemsath après sa démonstration d’un système modulaire devant un parterre de musiciens assez médusés par la complexité d’emploi de ce genre d’engins. La demande du leader des Doors était a priori anodine : que Bill Hemsath refasse à l’identique un son qui avait plu à Jim Morrison juste quelques minutes avant. Bill Hemsath n’y parvient pas, pas assez bien en tout cas. C’est un déclic. Cet échec doit servir de tremplin, de premier pas vers un synthé jusqu’ici inimaginable. Il faut dire que Bill Hemsath a également un autre échec en tête. En effet, malgré le formidable succès des disques de Walter Carlos, fort peu des rares musiciens équipés d’un Moog modulaire parviennent à reproduire les superbes sons de Switched-On Bach. Walter Carlos est certes un cador de la programmation mais cela n’en pose pas moins un problème. Switched-On Bach est une fantastique vitrine pour les modulaires Moog, mais les possesseurs de ces incroyables machines s’arrachent les cheveux quand il s’agit de s’en servir. C’est quand même un gros souci, et surtout ça n’aide pas les ventes à décoller. La vérité est que tout le monde adore le son des synthés Moog mais que la société qui les fabrique se débat alors dans les pires difficultés financières.

Bill Hemsath s’accroche à son projet, aidé par quelques autres ingénieurs qui croient aussi dans le Minimoog. Ça prend même, disons-le franchement, des allures de complot pour sauver leur société, en dépit ce que peut en penser leur patron. On simplifie tout. On ne met que trois oscillateurs, seul survit un unique filtre passe-bas. Et surtout, on délaisse complètement les câbles qui pendent de partout : on ne patche plus ! Quant au clavier, on l’intègre au synthé lui-même. Ça n’a l’air de rien vu de maintenant, mais à l’époque, sur un synthé, c’était totalement inédit ! Même comme ça, l’affaire s’avère un méchant casse-tête. Quelle allure doit-on donner à la chose ? La légende veut que Bill Hemsath ait assemblé le tout premier prototype à partir de rebuts trouvés dans un grenier servant de cimetière à de vieux synthés à moitié vidés de leurs circuits. C’est le quatrième essai, le désormais célébrissime Minimoog Model D, sorti en mars 1970, qui mettra tout le monde d’accord, aussi beau que merveilleusement fonctionnel. Enfin, à dire vrai, ça c’est ce qu’on pense aujourd’hui du Minimoog Model D. Toutefois, quand Bill Hemsath présente le Model A (dénommé alors Min A) à son patron, celui-ci reste dubitatif. Ça lui fait plus penser à un jouet qu’à un synthé un tant soit peu sérieux. Mais en attendant de voir comment ce curieux projet va évoluer, Robert Moog ne s’y oppose pas, c’est déjà ça. Il n’en pense cependant pas moins : « If we do this, we’re going to do the Cadillac of small performance synthesizers. » Je vous laisse traduire ce qui n’est carrément pas un compliment. En tout cas, personne, mais alors personne, ne pense une seule milliseconde que le Minimoog va dans pas si longtemps faire un carton historique. Robert Moog finira par changer d’avis en février 70 et s’atteler lui aussi au projet initié et défendu bec et ongles par Bill Hemsath. À quoi était-il parvenu pourtant par ses propres moyens avant que son patron ne croit enfin à son idée ? Tout simplement à faire oublier la technique. Une vraie prouesse !

Sun Ra Space Probe Band2

Jusqu’ici, je n’ai même pas encore fait mention du miraculeux son du Minimoog ! Car oui, on n’aurait jamais tant parlé du Minimoog si celui-ci n’avait pas eu le son fabuleux que tout le monde lui reconnaît. En effet, si Bill Hemsath et Robert Moog ont su faire du Minimoog un instrument de musique à part entière, ils l’ont en plus doté d’un son exceptionnel et qui est toujours à ce jour LA référence universelle. Ce son provient du filtre, un filtre passe-bas 24 dB/oct en échelle, tout à fait remarquable de finesse et de rondeur, et plus exactement encore à la manière, qu’on dit un peu accidentelle, dont le son des oscillateurs est un brin surmixé à l’entrée du filtre, ce qui assure un grain de son légèrement saturé, joliment déphasé, pétri de chaleur, du genre énervé mais tout en élégance, la très très grande classe pour l’éternité. Le Minimoog a, de plus, été le début d’un dispositif qui s’avérera décisif dans l’expressivité de n’importe quel synthé, la molette de pitch, qui permet de faire fluctuer la hauteur d’une note de la même manière qu’un guitariste contrôle la hauteur des notes qu’il joue par une pression de ses doigts sur les cordes. Dès lors, le Minimoog n’est plus seulement un synthé qui ne peut jouer qu’une note à la fois, ce qui aurait pu être un méchant désavantage, il permet des solos d’une infinie subtilité, à la façon d’une flûte, d’une trompette ou d’un saxophone. Mais revenons à Sun Ra. L’œuvre d’Herman Poole Blount, Sun Ra pour les intimes, est faramineuse, labyrinthique : plus de mille compositions extrêmement variées, réparties sur pas moins d’une bonne centaine d’albums, ce nombre n’étant qu’indicatif, personne ne sait vraiment, certains parlant même de deux cents albums. Né le 22 mai 1914 à Birmingham en Alabama, Sun Ra est retourné y mourir en 1993. C’est un peu comme si quelqu’un né en enfer était retourné y mourir. Oui, en enfer, car Birmingham était la ville la plus violemment ségrégationniste d’un Sud des États-Unis où il ne faisait déjà pas bon être foncé de peau et descendant d’esclaves. On vous y fait bien sentir que vous n’êtes rien, moins que rien, pire que rien. Les seules échappatoires sont la foi et la musique. Le jeune Herman Poole Blount va se plonger dans les deux, jusqu’à l’indicible, jusqu’à ne plus exister qu’en tant que Sun Ra. Sa vie n’est plus condamnée d’avance parce qu’il est noir dans un pays où les Blancs haïssent les Noirs, il forge sa vie, la réinvente, la réenchante. Effaçant les blessures de son enfance, il déclare dès le milieu des années 30 avoir été emmené « sur Saturne à l’âge de 3 ans » et avoir « vécu ailleurs avant d’être né ». Enfant solitaire sans cesse plongé dans la lecture, impressionnant les doigts posés sur un clavier, et fan transi des grands orchestres de jazz de Duke Ellington et de Fletcher Henderson, il quitte l’école en 1932. Il a juste 18 ans, mais se lance, avec déjà un petit succès, comme pianiste et arrangeur dans les clubs de sa ville natale. En 1946, maintenant sûr de son talent et de l’avenir qu’il est en train de se bâtir, il quitte Birmingham pour Chicago, y fonde un orchestre voué corps et âme à sa cause, l’Arkestra, coupant dès lors tous les fils qui le reliaient encore au Sud raciste et croisant par la même occasion la route de futurs grands tels que Bill Evans ou Coleman Hawkins, qui dira un jour de Sun Ra : « C’est le seul qui ait écrit un morceau que je ne pouvais pas jouer. » C’est à partir du 20 octobre 1952 qu’Herman Poole Blount devient officiellement Sun Ra. À l’époque, il retaille d’une manière très personnelle les pensées en vogue dans l’intelligentsia noire, s’inspirant de Booker Taliaferro Washington et de William Edward Burghardt Du Bois pour s’attaquer à la ségrégation et glorifier l’éducation comme vecteur d’un changement dans les mentalités. Mais surtout il plonge dans la Bible, dont il devient un exégète maniaque, et dans nombre d’ouvrages tels que God Wills The Negro, de Theodore P. Ford, et Stolen Legacy, de George James. Sun Ra a de quoi être fasciné car, selon ce dernier auteur, les soi-disant Égyptiens qui ont construit les pyramides étaient en réalité des Africains noirs, ceux-ci ayant précédé la démocratie grecque et les civilisations les plus avancées avant d’être réduits en esclavage et déportés aux États-Unis. Ce mélange, pourtant aussi incroyable qu’indigeste, où se mêlent joyeusement mythes bibliques, grandeur perdue et égyptologie de bazar, va cependant influencer en profondeur l’esprit d’un Herman Poole Blount en quête de renaissance personnelle. Mais si la Bible parle d’une Terre promise, d’un lieu d’accomplissement, de bonheur et de liberté retrouvée, celle de Sun Ra ne sera pas sur Terre. Space is the place. En effet, à la fin des années 50, au moment où la course à l’espace s’accélère et s’intensifie après le lancement du satellite soviétique Spoutnik en 1957, Sun Ra développe une fascination dévorante pour l’astronomie. L’Arkestra se transmute alors en « une arche emmenant une partie de l’humanité vers une Terre renouvelée, afin de redémarrer l’histoire ». Sun Ra et ses musiciens jouent dès lors ceux qui se sentent prêts pour un ailleurs spatial où la domination blanche n’aura plus la possibilité d’être. Ray Bradbury  avait déjà ouvert la voie dans l’une de ses Chroniques martiennes, « À Travers Les Airs », qui racontait en quelque sorte l’exode des Noirs du Sud américain vers Mars.

Sun Ra Space Probe Band3

Alors qui de mieux que Sun Ra pour associer en 1970 le Minimoog à l’Espace infini ! En 1969, un an avant la présentation officiel du Minimoog, Sun Ra devient un habitué du studio de New York où Bob Moog exposait ses synthétiseurs modulaires. Gershon Kingsley lui en faisait de fréquentes démonstrations. C’est là que Sun Ra rencontra Robert Moog pour la première fois. Mais ils s’arrangèrent vite pour une visite de l’usine, située à Trumansburg, en octobre 1969. Là-bas, plusieurs prototypes du Minimoog avaient déjà été montés et étaient en phase de test. Sun Ra fut invité à jouer sur l’un d’eux et à en explorer les sons. Un enregistrement existe de cette session d’essai. Bien que n’ayant jamais été destinée à la moindre sortie commerciale, une partie s’en retrouva pourtant sur le CD My Brother The Wind Vol. 2, sous le titre « Moog Experiment ». Mais le fait essentiel est qu’on prêtera lors de cette visite à Sun Ra un des prototypes du Minimoog, un Min B, ceci six mois avant le lancement commercial, en mars 1970, du Minimoog définitif, le Model D. Sun Ra va immédiatement en faire le meilleur usage. Mieux, il emploiera souvent deux Minimoogs à la fois, démultipliant ainsi ses possibilités de partir dans des solos cosmiques. C’est exactement le cas dans Space Probe. Bien que sorti en 1974, Space Probe fut une étape essentielle en ce qu’il fut à la fois l’un des tous premiers enregistrements de Sun Ra sur un Minimoog, mais tout simplement aussi l’un des tous premiers enregistrements de quiconque sur un Minimoog. Space Probe, enregistré en novembre 1969, fut juste précédé le même mois par l’enregistrement d’un autre morceau pour Minimoog, un seul pour cette toute première fois, un titre baptisé « The Code Of Interdependence » sorti en1970 sur l’album My Brother The Wind. Les deux morceaux avoisinent les dix-huit minutes, occupant donc une face entière des disques de l’époque. Il est important de savoir que Sun Ra n’a pas utilisé ici d’enregistrement multipiste. Ce qu’on y entend est donc du live intégral ! Et c’est déjà, dès le départ, une exploration absolument extraordinaire et cosmique du Minimoog. Klaus Schulze et Kraftwerk, qui deviendront pourtant quelques années plus tard des experts dans le maniement de l’instrument, resteront en deçà des flots de sons inouïs produits par Sun Ra. Et ceci, également avant que Keith Emerson, Rick Wakeman et une très longue liste d’artistes n’aient même entendu parler du Minimoog…

Frédéric Gerchambeau

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