Khruangbin – Mordechai

Mordechai
Khruangbin
Dead Oceans
2020
Thierry Folcher

Khruangbin – Mordechai

Khruangbin Mordechai

Souvent, on espère un truc différent. Vous savez, le genre de découverte qui nous fait dresser l’oreille plus que de coutume. Un peu comme avec Massive Attack ou Portishead à l’époque. Alors, il y a bien sûr l’écueil de la chose trop vite adorée et aussi vite oubliée. Donc il faut du temps, de la patience et du discernement. Mais quand ça s’incruste et qu’à l’évidence l’accroche ne fait plus aucun doute, alors il ne faut pas hésiter à penser au partage. J’ai découvert Khruangbin par l’intermédiaire de l’album Ali réalisé l’année dernière en collaboration avec l’artiste malien Vieux Farka Touré. Une entrée par la petite porte mais qui allait dévoiler un univers qu’il m’a fallu à tout prix visiter. Un monde nouveau, chaud, sensuel, porteur de vibrations étranges faites d’un mélange de dub, de soul, de world music, de frissons cinématographiques, de psychédélisme, d’accents rétro, j’en passe et des meilleurs. Une musique simple, épurée, totalement inclassable et enivrante. Mais qui se cache derrière cet étrange patronyme ? Qui sont ces trublions tout droit venus du Texas ? Il s’agit d’un classique power trio mais qui n’a rien à voir avec ZZ Top, même si comme eux, ils cultivent un look plutôt extravagant. Au revoir les longues barbes et bonjour les perruques noires du Crazy Horse. La bassiste Laura Lee Ochoa et le guitariste Mark Speer sont en effet affublés de ces fameux couvre-chefs à frange très esthétiques mais cependant, assez mystérieux. Afin de protéger sa vie privée, Laura Lee avoue même avoir crée Leezy, son alter ego qui prend sa place lorsqu’elle monte sur scène. Tout comme Mark, elle a fréquenté le milieu des arts et les concerts de Khruangbin sont pour elle l’occasion de travailler la chorégraphie (minimaliste) et les costumes (nombreux et extravagants). Je ne pense pas trop m’avancer en disant qu’une bonne partie du public n’a d’yeux que pour sa sculpturale silhouette et ses déhanchements évocateurs. Pour compléter la bande, les percussions sont quant à elles assurées par le monolithique et métronomique Donald « DJ » Johnson Jr.

Khruangbin est né de façon accidentelle pendant la tournée 2010 de Bonobo alors que Laura Lee et Mark accompagnaient leur compatriote texan Yppah en première partie. La connexion était faite, l’envie de créer leur propre musique presque inévitable et Khruangbin lancé dans la foulée. Ce curieux patronyme qui veut dire avion en langue Thaï, fait référence à la passion partagée par Mark et Laura Lee pour les musiques ethniques en général et thaïlandaises en particulier. Leur premier album The Universe Smiles Upon You sorti en 2015 sera même influencé par l’univers musical de ce pays d’Asie du Sud-Est. Puis, après l’hispanisant Con Todo El Mundo (2018) c’est au tour de Mordechai (2020) de venir compléter une discographie essentiellement instrumentale mais qui s’orientera par la suite vers des collaborations chantées (Ali, Texas Sun, Texas Moon). Cela dit, Mordechai avait montré la voie en prenant ouvertement le parti d’intégrer des vocalises dans les compositions. Toujours est-il que pour moi, le succès du groupe reste une énigme. Plus j’y pense, plus je me dis que leur formule faite de basses minimalistes, d’arpèges de guitares convenus et de percussions simplistes était vouée à l’échec. Pourtant, il faut bien reconnaître que la magie opère presque instantanément et que l’envie de réécouter cette musique ne faiblit pas. C’est du jamais entendu et du jamais vu ! Voilà peut-être l’explication que le grand blasé que je suis peut avancer même si on sait tous que la nouveauté ne fonctionne pas à tous les coups. Seulement voilà, notre trio possède cette alchimie un peu magique qui transforme le banal en troublante curiosité. En y regardant de plus près, la musique de Mordechai est malgré tout très sophistiquée. Prenez par exemple « First Class », le titre qui ouvre le disque. L’ambiance est rêveuse, très soft avec un chant aérien bien mis en évidence par une production qui vous enveloppe et vous incruste au milieu de cette soirée « first class » très mondaine. On s’y croirait presque. Pas le temps de s’endormir car le changement de décor est radical avec « Time (You And I) », une chanson disco ultra-rythmée et pleine de bonnes vibrations. Mais c’est loin d’être le bazar car on reste dans la sophistication avec des arrangements bien foutus surtout au niveau des voix.

Khruangbin Mordechai Band 1

Deux premiers titres à la fois différents et complémentaires qui mettent en lumière le chemin parcouru et la belle maîtrise d’un enregistrement (Steve Christensen) d’une qualité irréprochable. Le confort d’écoute est absolument génial, tout se détache et se fond dans un ensemble d’une cohérence assez bluffante. On ne s’ennuie pas une seconde et bizarrement, malgré le peu de matériel, aucun morceau ne se ressemble. Mark est un faiseur de mélodies hors pair qui distille les petites phrases avec un doigté caressant et précis. Il fallait le trouver le motif en introduction de « Connaissais De Face », une discussion cocasse entre Laura Lee et Mark qui tourne en boucle (et en français) sur un reggae brûlant de sensualité. Sur ce disque, tout y passe, le Mexique (« Pelota »), les Antilles (« So We Won’t Forget »), le dub ronronnant (« One To Remember »), le romantisme sexy (« Dearest Alfred »), le virage cinématographique (« If There Is No Question ») et tout ça dans des atmosphères uniques mais liées entre elles par des orchestrations diaboliques. Par ailleurs, il serait dommage de minimiser le travail de Donald « DJ » Johnson Jr. car sans lui, pas d’entrain ni même de cadence pour une musique qui se veut avant tout corporelle. Son jeu tout en breakbeats est rigoureux et sert de fondation indispensable aux solides édifices de Khruangbin. Et puis, il y a la guitare de Mark Speer qui me fait penser par moments à celle de Hank Marvin, le soliste des Shadows. Les effets sont nombreux et en symbiose parfaite avec des claviers discrets mais indispensables. Du beau travail, pas si minimaliste que ça et loin, très loin des arnaques commerciales que l’on nous sert si souvent. Un dernier mot sur Laura Lee (Tiens donc !), mathématicienne et musicienne qui a appris la basse de façon très naturelle lors de sa rencontre avec Mark. Une décision capitale qui allie un visuel sexy avec un son profond et bigrement…sexy lui aussi.

Khruangbin Mordechai Band 2

Khruangbin est-il parti pour durer et devenir la grosse sensation de ces prochaines années ? Mark Speer est lui-même étonné du succès grandissant et regrette presque d’avoir choisi une identité aussi difficile à prononcer. Ce mariage à trois fonctionne de façon extraordinaire et possède une telle ouverture culturelle que l’on ne devrait pas trop attendre pour les retrouver dans les bacs et sur scène. La dernière marche est souvent la plus dure à monter et ne concerne aujourd’hui que très peu d’artistes. Mais je suis sûr que Laura Lee, Mark et Donald ne sont pas obsédés par la notoriété et les grands médias. Leur amour pour les musiques du monde leur suffit comme passeport et comme source de satisfaction. A suivre de très près.

https://www.khruangbin.com/

 

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