Il était un 1er album de… Tangerine Dream (1970 : Electronic Meditation)

Tangerine Dream Band Origins

Tangerine Dream – Electronic Meditation (Ohr 1970)

« Electronic Meditation ». Méditation électronique. Ah bon ? Vraiment ? Parce que la photo, là, sur la pochette, intrigue sérieusement plus qu’elle n’invite à une grande séance de zen cosmique. Une poupée nue de dos et sans tête dont le coeur, appelons ça ainsi, est connecté par des câbles électriques à ce qui ressemble à une matrice de branchement de studio d’enregistrement. On sent tout de suite qu’on ne va pas trop se marrer en écoutant l’album. Et il suffit d’ailleurs d’en ouvrir la pochette pour en avoir une confirmation écrite du climat un tantinet pesant qui règne sur cet opus. En effet, d’entrée la question est posée : un cerveau brûle-t-il ? En tout cas pas celui d’Edgar Froese qui, pour cet album, est entouré de Conrad Schnitzler et Klaus Schulze, lui-même étant l’axe central inamovible d’un Tangerine Dream changeant à l’époque du tout au tout selon les années.

Conrad Schnitzler, né à Düsseldorf en 1937 (et malheureusement mort depuis en 2011 à Berlin), n’est pas musicien et se dit même volontiers incapable de jouer du moindre instrument. C’est que l’homme est modeste : toute chose, tout bruit devient un instrument entre ses mains. D’ailleurs, et puisque nous parlons de ses mains, l’homme est avant tout un sculpteur, c’est sa formation d’origine. Il a été l’un des élèves du créateur d’art conceptualiste Joseph Beuys. Mais l’homme est aussi écrivain, peintre, cinéaste, vidéaste, photographe et tant d’autres choses encore. C’est à l’âge de 14 ans que Conrad Schnitzler ressent sa première émotion musicale en écoutant une musique composée par Karlheinz Stockhausen. C’est à la fois un choc et une révélation. Mais même si son père est un musicien de renom, il ne s’engage pas tout de suite dans cette voie là. Il y a tant d’autres arts à explorer. Les choses sérieuses commenceront en 1968, dans un Berlin effervescent de jeunesse, de liberté et de soif de nouveauté. C’est à cette époque qu’il fonde avec Hans-Joachim Roedelius et Boris Schaak le Zodiac Club, qui deviendra vite un des lieux de la ville réputé pour l’esprit de recherche artistique qui y règne et la joyeuse folie des concerts qu’on y donne. En 1969, il fonde le groupe Kluster en trio avec Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius, qui deviendra en 1971 le duo Cluster après son départ et sa décision irrévocable de jouer en solo désormais.

Klaus Schulze est né à Berlin le 4 août 1947 d’un père écrivain et d’une mère danseuse classique. Très tôt, dès l’âge de 4 ans en fait, ses parents lui font donner des cours de guitare classique. Ces leçons dureront de 1951 à 1958. Mais très vite, à une époque où l’Europe découvrait via la radio et les dancings les rythmes du rock américain, le jeune Klaus Schulze se montre bien plus intéressé par les sonorités énergiques dégagées par une batterie que par les arpèges et les glissandos dispensés par une guitare, à moins qu’elle ne soit électrique. C’est ainsi qu’à 16 ans, alors qu’il vivait à Düsseldorf où ses parents avaient décidé d’habiter durant quelques années, qu’il participa en tant que guitariste puis batteur à son premier groupe, Les Barons. Un peu plus tard, suivant ses parents qui avaient choisi de vivre de nouveau à Berlin, il jouera, toujours en tant que batteur, dans une autre formation interprétant des succès de groupes comme les Rolling Stones ou Procol Harum. Mais c’est peu de dire que Klaus Schulze, qui rêvait déjà de jouer des musiques plus originales, ne se satisfaisait pas du tout d’avoir à battre cymbales et tambours sur les compositions des autres. Il fonda donc à 20 ans, en 1967, son propre groupe, Psy Free, où il officiait encore et toujours à la batterie, Joachim Schuhmann y jouant de l’orgue et Alex Conti de la guitare. Ce groupe, qui donnait à entendre un rock d’inspiration très libre et plutôt bruyant, se produira rapidement dans des salles de concerts berlinoises aussi courues et essentielles que le Zodiak Club, le Magic Cave ou le Silver Apple. Durant cette période et tout en jouant au sein de Psy Free, Klaus Schulze étudie dans l’une des universités les plus réputées de Berlin les grands auteurs allemands, l’histoire, la philosophie, la psychologie.

Parallèlement et pendant 5 semestres, il assiste aussi à des cours de composition dispensés au Conservatoire de Berlin par le compositeur de musique contemporaine Thomas Kessler. Celui-ci, très soucieux d’aider à la maturation d’esprit de tous les jeunes musiciens berlinois qui assistent à ses cours, ne se contente pas de leur enseigner sa déjà longue expérience en matière de musique expérimentale. Il mit en effet à leur disposition un véritable studio où ceux-ci peuvent répéter librement en s’aventurant à loisir dans toutes sortes de recherches musicales et sonores. C’est ici et dans ce contexte qu’il va faire la connaissance en 1969 d’Edgar Froese, fondateur de Tangerine Dream. Rapidement, Edgar Froese est invité à assister à une des répétitions de Psy Free, qui s’apprête alors à jouer au Zodiak Club. Celui-ci, impressionné par le jeu de batterie de Klaus Schulze, lui demande de remplacer pour un soir Sven Ake Johansson, le batteur de son propre groupe. C’est ainsi qu’au Magic Cave et pour 50 Deutsch Marks, du fait que Sven Ake Johansson devait être absent pour ce concert-là, Klaus Schulze tiendra pour une première soirée les baguettes au sein de Tangerine Dream. Edgar Froese, ravi de sa prestation, lui demande même à la fin du concert s’il veut bien, et définitivement, devenir le nouveau batteur du groupe. Klaus Schulze n’hésite pas longtemps avant d’accepter, sachant que les autres membres de sa formation, Psy Free, ne sont pas forcément très intéressés par la continuation prolongée de sa participation au sein du groupe.

Tangerine Dream Electronic Meditation

J’en reviens ici à la question que pose l’album : un cerveau brûle-t-il ? « DOES A BRAIN BURN ? CAN YOU TRAVEL IN IT ? In times of electronic experimental music everything’s possible. When you unfold this record you’ll see a dissected burning brain. When you hear the record a dissected human life will pass in front of you. One among a billion. BIRTH : a brain is born, not yet able to think. By and by, cell by cell, it becomes conscious of itself. It recognizes contexts where it would be better no to see any, it comes to realizations which are taboo for society, it becomes creative and thereby bumps into walls. Now is the time to begin the JOURNEY THROUGH A BURNING BRAIN. The brain absorbs its surrounding like an extract. This often is so strong that the brain consumes itself. The result is COLD SMOKE. The brain locks itself up in its tight shell and builds a dream world. There are no barriers here, no stupidity and no complexes. But at one time or another the pressure from outside becomes too strong and the heat of inside too hot : the brain burns up, ASHES TO ASHES. And since the brain wasn’t quite satisfied with this little bit of life and this little bit of luxury, one finally promises it a « PIECE OF CANDY » : it may rise again. Back to the start. The circle closes. »

Voici donc décrit le programme proposé par l’album, un voyage à travers un cerveau en feu et sa résurrection après complète carbonisation. Mazette, ça devait être chouette de lire ceci et de frissonner un peu avant de se plonger dans l’écoute du disque. Je veux dire sans a priori, dans le jus de l’époque. Oui, j’insiste, ça devait être chouette d’écouter cet album comme celui d’un groupe tout nouveau, tout neuf, sortant sa première galette. Car vu de maintenant, le disque étonne, effare même les habitués du Tangerine Dream d’aujourd’hui, champion toute catégorie de la séquence qui tue, de la mélodie ciselée à la perfection, le tout nappé de ce qu’il faut d’étrangeté pour maintenir la légende avant-gardiste du groupe. Il faut lire sur le net les commentaires incroyablement consternés de la très grande majorité des fans à propos d' »Electronic Meditation » pour se rendre compte du décalage abyssal entre ce premier album et la vision qu’ont ces admirateurs de leur Tangerine Dream chéri. On parle de ratage, de grand n’importe quoi, de foutage de gueule, d’anomalie et j’en passe. Ou alors, avec une mine dégoûtée et un ton condescendant, on écrit d’une plume navrée quelque chose du style : pardonnons de bonne grâce, après tout ce n’était que leurs débuts. Bon, il y en a quand même, quoique beaucoup plus rares, qui crient au génie, au plus fantastique album de Tangerine Dream de tous les temps et certains poussent l’enthousiasme jusqu’à déclarer tout de go que cet opus est le premier disque de ce qu’on appellera quelques années plus tard le punk-rock. Amour, incompréhension, répulsion, « Electronic Meditation » ne laisse jamais indifférent. Cependant, tout le monde est parfaitement d’accord sur un point : cet album n’est ni méditatif, loin de là, ni électronique, ou à peine.

Il y a pourtant un album sorti à la même époque qui aurait furieusement mérité de s’appeler « Electronic Meditation ». Le premier disque de Popol Vuh, autrement dit de Florian Fricke et de sa fine équipe, un opus ô combien méditatif et bourré de gros Moog intitulé « Affenstunde ». Car le caïd du synthé, dans ces années-là, c’est bien Fricke, pas Froese, Schnitzler ou Schulze, qui ne rêvent même pas dans leurs rêves les plus fous de l’énorme Moog 3P plus deux séquenceurs que possède ce type qui a commencé le piano à 4 ans, qui joue Mozart à la perfection et qui a étudié l’art de la composition sous toutes ses coutures. Oui, c’est Florian Fricke le balèze de la bande, et dans tous les secteurs. Enfin, pour l’heure. Car le destin a des chemins étranges. Florian Fricke ne deviendra jamais célèbre grâce à son gros Moog, mais il en jouera sur le premier morceau de « Zeit », le troisième album de Tangerine, ce qui fera baver d’envie Christopher Franke, qui s’en achètera un rapidement après, avec les répercussions que l’on sait, et Fricke vendra finalement son gros Moog à Schulze, ce qui achèvera de le propulser lui et sa musique dans l’hyper-espace. Voici donc l’influence que Florian Fricke aura sur le développement de l’Ecole de Berlin, dont il ne fera jamais partie lui-même. Ok, d’accord, j’anticipe sévèrement, mais il y a encore pire dans le domaine de la comparaison. Car, à cette époque, si Froese, Schnitzler et Schulze avaient vraiment voulu se comparer pour bien se rendre compte de leur pauvreté en matière d’instrumentation électronique, c’est vers les Etats-Unis qu’ils auraient regardé. En effet, c’est là-bas que David Borden avait fondé dès 1969 le premier ensemble doté de gros synthétiseurs Moog, le Mother Mallard’s Portable Masterpiece, avec, il faut l’avouer très fort, l’aide empressée de Robert Moog lui-même.

En cette année 1970, donc, les trois membres de Tangerine Dream ne se paient encore que d’un mot pompeux et d’un adjectif hautain pour le titre de leur premier album, « Electronic Meditation ». Or, d’évidence, nous le disions plus haut, l’opus n’est ni méditatif, ni électronique. Au moins révèle-t-il une direction, une volonté, un rêve. Il ne faut jamais cesser de rêver : tout commence toujours par un rêve. En fait, Tangerine Dream n’est pour rien dans le titre de son premier disque. Et le groupe n’est même pas non plus pour grand-chose dans le fait que la musique qu’il jouait à l’époque soit devenu un album.

En octobre 1969, Tangerine Dream loue pour une journée un studio de répétition et d’enregistrement situé dans une ancienne usine de Berlin, le studio Mixed Media. Là, Froese, Schnitzler et Schulze expérimentent à plaisir sur la guitare, le violoncelle, l’orgue et la batterie qu’ils ont apportés. En ce dimanche, l’organiste Jimmy Jackson et le flûtiste Thomas Keyserling sont aussi présents (ces deux musiciens, qui ne seront pas crédités sur l’album « Electronic Meditation », joueront ensuite sur les Steig Aus et Rache d’Embryo ainsi que sur les Wolf City et Tanz Der Lemminge d’Amon Düül II). C’est juste une grosse jam entre bons copains, rien de plus. La session a quand même été enregistrée, sur un Revox. Une bonne idée ici, un truc pas trop mauvais là, on ne sait jamais. Le groupe a presque totalement oublié ce dimanche quand il reçoit une lettre plutôt surprenante. Une maison de disques, Ohr pour la nommer, a écouté l’enregistrement et veut absolument en faire un album. Un immense éclat de rire secoue Tangerine Dream. Qui serait donc assez idiot pour faire de ce ramassis de dissonances et de bruits bizarres un disque en bonne et due forme ? L’auteur de la lettre s’appelle Rolf-Ulrich Kaiser, qui est en train de devenir le catalyseur de la révolution krautrock. Le « rock choucroute », c’est ainsi que les journalistes anglais appelle ce rock teuton tellement nouvelle façon que ce n’en est plus. Il leur explique doctement qu’ils sont le fer de lance de la nouvelle identité musicale allemande face à l’envahisseur anglo-saxon. Soit, le groupe en prend bonne note et signe le contrat, encore éberlué par cette péripétie certes heureuse mais tellement inattendue. Tout juste ont-ils bien noté aussi que la maison de disques s’occupera de donner une structure adéquate à l’enregistrement et de trouver un titre à l’album.

Krautrock

« Electronic Meditation » est donc une pure construction, d’ailleurs plutôt bien pensée, opérée à partir d’extraits divers et variés d’une jam à demi oubliée. Ceci excuse la qualité parfois médiocre du son, notamment quand les instruments jouent à fort volume. Évidemment, si un ingénieur du son avait été présent lors de l’enregistrement, il aurait mieux placé les micros, mieux paramétré les niveaux d’entrée et ainsi de suite. C’est ici qu’il faut souligner l’excellent travail de la maison de disques qui, donc, n’a pas eu la tâche facile et a néanmoins su créer un album tout à fait acceptable à partir d’une matière sonore d’une qualité moyenne. Et elle a su de plus animer le son de mouvements stéréo, juste ce qu’il fallait, et d’effets de flanging, juste aux bons moments et sans excès. Tout ceci dénote une postproduction remarquable d’intelligence et de modération.

En vérité, nous sommes loin de l’apocalypse sonore qu’on nous promet dans les commentaires cités plus haut. Oui, Froese fait grincer les cordes de sa guitare, oui, Schnitzler joue bizarrement de son violoncelle, encore oui, Schulze, tape souvent un peu trop fort sur sa batterie, qui est d’ailleurs souvent sous-mixée pour laisser de l’espace à la guitare de Froese. Rien de bien incroyable à vrai dire, tout ceci est à peine quelque peu audacieux. Il y a même des moments très musicaux dans « Electronic Meditation », où l’orgue y est certes un chouïa grandiloquent mais pas de quoi fouetter un chat. En fait, à la même époque, l’Allemagne fourmille de groupes qui cherchent de nouvelles façons de faire de la musique, de dépasser le jazz, le blues et rock, d’explorer de nouveaux territoires sonores. En ce sens, l’esprit directeur du Tangerine Dream de ces années 69/70 n’est en rien différent de celui d’Amon Düül, de Guru Guru, de Can, de Kraftwerk ou encore d’Embryo. Plus d’interdit, plus de limite, une seule règle : pas de règle. Somme toute et au vu de ces joyeux principes, « Electronic Meditation » est presque trop sage malgré sa prétendue sauvagerie. Mais nous ne connaissons de cette session d’octobre 1969 que ce que l’album nous en a laissé découvrir. Peut-être y avait-il plus violent, plus halluciné ou plus avant-gardiste. Peut-être la maison de disques n’a-t-elle retenue que les instants les plus possiblement grand public de l’enregistrement. Peu importe au fond, Tangerine Dream a maintenant son disque. A l’époque comme à toutes les époques, c’est déjà beaucoup. C’est une carte de visite, un sésame, une reconnaissance et surtout un ticket d’entrée vers beaucoup plus loin, beaucoup plus haut.

Nous disions à l’instant que le Tangerine Dream de cette époque n’était qu’un groupe de krautrock parmi d’autres, et sûrement pas le plus déchaîné ou le plus étrange. Sauf que son premier album a tout de même une particularité bien à lui. Ne parlons pas de copier/coller, parlons plutôt d’inspiration, d’admiration ou d’hommage. Mais il suffit d’écouter le morceau de Pink Floyd datant de 1968 intitulé “A Saucerful Of Secrets” pour deviner le très haut degré de vénération que pouvait avoir Froese pour ce groupe et pour ce titre tout spécialement. Tout y est dans « Electronic Meditation », l’orgue à la fois planant et ampoulé, le solo de batterie homérique et les bruits bizarres. Ne jetons pas la pierre à Froese : le modèle était génial, irrésistible et forcément fondateur. On imagine dès lors l’orientation de cette fameuse répétition d’octobre 1969 : refaire « A Saucerful Of Secrets ». Et tels des élèves devant une toile de maître, ils ont fait de leur mieux pour égaler l’original. Rolf-Ulrich Kaiser avait donc tout faux en considérant Tangerine Dream comme le fer de lance de la nouvelle identité musicale allemande face à l’envahisseur anglo-saxon : il n’y avait plus fervent ni plus zélé prosélyte de Pink Floyd.

Frédéric Gerchambeau

http://www.tangerinedream.org/

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