Geoff Emerick – En studio avec les Beatles

Beatles Abbey Road

Geoff Emerick – En studio avec les Beatles (Editions Le Mot et le Reste 2014)

« Tout ce que vous avez voulu savoir sur ce qui se passe la nuit derrière la porte, lorsque papa et maman…. ». Non, rien à voir ici avec comment on fait les bébés, beaucoup mieux que ça : comment se fait un disque mais, avant tout, un « son » ! Celui des Beatles sur les albums mythiques de leur maturité artistique en tant que groupe : « Revolver », « Sgt. Pepper’s », « Abbey Road », puis le « White Album » qui fut, hélas, le début de la fin. Engagé dès son adolescence chez EMI dans les studios Abbey Road, Geoff Emerick fut un serviteur et un témoin privilégié de l’éclosion des Beatles à leur meilleure période créative, puis de leur déclin. Aidé en cela par son amitié discrète avec Paul (le plus sociable et « stable » des quatre, en même temps que leur leader implicite), ce livre est un témoignage de tout premier plan de la vie des Beatles sur cette période. Et, entre autres, de la perpétuelle lutte de pouvoir entre John et Paul pour « prendre la main » sur un album et sur la façon de le faire, y placer ses chansons en priorité et obtenir pour elles la place la plus enviée : la face « A » d’un single (45 tours). En effet, en plus des passages en radio, ce support était celui qui se vendait le mieux à une époque où le 33 tours microsillon était cher, où les foyers n’étaient pas encore équipés en chaîne haute fidélité, et où les studios, même EMI, enregistraient toujours en mono et en quatre pistes.

Haute fidélité et créativité, il en est pourtant question à chaque page, dans ce gros ouvrage bouillonnant, celui d’une époque de révolutions musicales et de techniques permanentes, qui se lit comme un roman. En tout cas, comme une quête et une remise en question incessante de ce que peut offrir la technique à un quatuor de musiciens tels des chiens fous, assoiffés d’innovations sonores, parfois aux limites de l’impossible. Or le groupe n’y connaît rien en technique d’enregistrement, et ne veut d’ailleurs rien savoir : « débrouille-toi pour que ça marche », « fais en sorte que l’on croie que la voix vienne de la lune », etc. A chaque nouveau défi, l’ingénieur du son débutant qu’était Geoff Emerick (plus jeune que les musiciens) finira toujours par trouver une astuce, un truc, ou un détournement inédit (voire strictement interdit par la direction d’EMI !) pour répondre au mieux à des Beatles de plus en plus exigeants et intraitables, voire versatiles.

Et ce malgré une hiérarchie EMI « coincée du cul » (sic) qui ne cesse de mettre les bâtons dans les roues de ses ingénieurs au nom de principes rigides et dépassés, allant de l’emplacement imposé des micros jusqu’à la tenue vestimentaire ; veste et cravate de rigueur pour les techniciens, etc. Ballottés, coincés entre ces deux univers non miscibles et ces contradictions, Emerick et George Martin, le producteur des Beatles (poussé lui aussi à bout), feront de leur mieux pour innover malgré tout, face à un arsenal loufoque de contraintes technico-administratives frôlant parfois le ridicule, et satisfaire la soif de découvertes d’un groupe jamais content, poussant toujours plus loin le bouchon. Jusqu’à ce que la limite du tolérable soit atteinte et que la ficelle casse, sur le « White Album », tel un clap de fin du groupe.

Beatles band

Oui, vous saurez tout (avec presque trop de détails parfois) sur la veste, la cravate ou la moustache que portait Paul, John ou l’un des autres comparses lors de chaque journée (ou nuit) d’enregistrement, sur le truc inédit utilisé pour faire sonner au mieux un solo de guitare ou autres instruments bricolés parfois exotiques (le mellotron de John Lennon, le sitar de Shankar ou la tampoura rapportée par George Harrison, etc.). Plus significatif de la santé du groupe, le livre est aussi un baromètre de leur humeur du jour (voire de l’heure, car celle-ci s’avérait parfois variable au fil de la séance,) et sur leur état d’esprit individuel, rigolard ou grincheux, surexcité ou déprimé, voire imbuvable et grossier à certaines occasions. On se demande parfois comment Geoff Emerick, qui semble n’avoir pris aucune note écrite sur le moment (en tout cas, il ne le mentionne pas) est parvenu à se souvenir d’autant de détails d’une précision hallucinante, tant sur l’atmosphère du studio et de ses membres que sur des détails vestimentaires, techniques, horaires, menus solides ou liquides (car on est ici chez anglais, et ça picole sec !), etc.

Certains passages cocasses sont à mourir de rire, telle la confrontation pas toujours facile avec un soliste classique, voire tout un orchestre de musiciens invités à jouer à une séance, et à qui l’on demandera notamment de « jouer n’importe quoi » (sic). Ce qui est la meilleure façon de leur faire perdre les pédales, car un musicien classique privé de sa sacro-sainte partition est aussi nu qu’un cow-boy sans revolver ou un speaker sans prompteur. En tout cas, Emerick reste zen en toutes circonstances dans sa narration très détachée (très « british », en somme), malgré des jours (et surtout des nuits !) que l’on imagine difficiles ; attitude que l’on pourrait aussi attribuer à quarante années de recul vis-à-vis de ces souvenirs lointains. L’émotion vient sur le tard, à la toute fin du livre, nous prenant presque par surprise, avec la mort brutale de Lennon, puis le tri des bandes archivées (les prises non retenues), afin de constituer sous la supervision de Yoko et du trio survivant le coffret « The Beatles Anthology ».

Geoff Emerick Studio

Etrangement, hormis son enfance et un bref épisode africain, Emerick reste discret et en dit très peu sur sa vie privée comme sur ces années 60 qu’il a traversées, pourtant riches en événements. Un peu comme s’il avait passé toutes ces années penché sur ses consoles (peut-être est-ce vraiment le cas ?) En revanche, il dresse pour nous une galerie de portraits fabuleusement authentiques jusque dans leurs défauts, celle des quatre Beatles, bien sûr, mais aussi de quantité de personnages, secondaires ou non, producteurs, musiciens invités et autres visiteurs… ou intrus et emmerdeurs hantant les studios. Au top des pires, Phil Spector, personnage imbuvable terrorisant tout son entourage, le pathétique Magic Alex, faux gourou aux conseils improbables pour planter à coup sûr un enregistrement quand ce n’est pas tout un studio… Et peut-être Yoko Ono dont la présence à elle seule, bien que silencieuse et a priori discrète, avait le don de pourrir l’ambiance et de tout fiche par terre. L’arrivée de son lit installé dans le studio par des déménageurs est l’un des sommets, dans le genre comique involontaire.

Beatles in studio

Et même pas besoin d’être un inconditionnel des Beatles pour apprécier, même si tout ça donne furieusement envie de revisiter leur répertoire pour y retrouver un à un tous ces trucs et ces « sons » créés par Emerick. Cette visite guidée des studios EMI Abbey Road et de ses secrets de fabrications contés par le menu suffit largement au plaisir de lecture. On y voit naître un à un au fil des pages toutes ces astuces techniques parfois improvisées et tenant du bout de ficelle (ou de câble) qui ne feront qu’être réutilisées ensuite par tous les studios d’enregistrement de musique rock jusqu’à nos jours (nous avoue l’auteur sans fausse modestie inutile, et on veut bien le croire).

Un pavé à dévorer sans retenue, sans doute l’unique ouvrage à aborder la musique par ce canal (celui de la régie et des consoles). A signaler une magnifique traduction de Philippe Paringaux (l’un des traducteurs attitrés de cette collection). Pour à peu près les mêmes motifs d’authenticité du témoignage, un ouvrage à rapprocher de l’excellent « Pink Floyd, l’histoire selon Nick Mason », paru chez EPA il y a quelques années déjà.

Jean-Michel Calvez

Livre Beatles

http://lemotetlereste.com/

 

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