Dyrgaist – Sparkles Of Meta-Reality

Sparkles Of Meta-Reality
Dyrgaist
2015
Autoproduction

Dyrgaist - Sparkles Of Meta-Reality

Lucas Alvarado est un musicien chilien originaire de Valparaiso, actuellement étudiant au CNSM de Lyon, où il étudie la viole de gambe. Son domaine est la musique classique et, plus loin encore dans le temps, la musique médiévale et baroque, mais il a plusieurs « cordes » à son instrument : comme beaucoup de musiciens, il ne se limite pas à un genre unique, ni même à l’interprétation. Il s’est aussi lancé dans la création musicale contemporaine avec plusieurs projets. Sous le nom Dyrgaist, il nous propose Sparkles Of Meta-Reality, un projet dark ambient solo ; un point commun notable avec la viole de gambe (instrument nommé aussi basse de viole à juste titre) est sans doute le registre et le climat sombre ou grave de cette musique, dans les deux cas.

Ce digital EP en quatre volets n’est pas le premier titre pour le projet Dyrgaist, mais son premier EP. On y retrouve la plupart des codes du registre dark ambient, mais il s’y ajoute ici une nuance d’élégie et de tristesse visant à inspirer l’émotion et un frisson « raisonné », plutôt que la terreur brute un peu gratuite que dégagent quantité d’œuvres de ce type – on pense à celles de Lustmord ou de Nordvargr, souvent lugubres, terrifiantes voire malsaines, et à ne pas mettre entre toutes les oreilles dites sensibles. A l’opposé, Lucas Alvarado précise que sa musique est apaisée – et apaisante ? – et mystérieuse avant tout, plus introspective aussi et par conséquent, moins agressive que méditative pour l’auditeur, faute d’être tout à fait sereine. Et c’est exactement ce que l’on ressent à son écoute ; rien de morbide ni de gratuitement horrifique dans les quatre titres de cet EP. Alors que, comme on sait, certains artistes usent avec délices de ce genre musical extrême (où tout serait donc permis) pour se lâcher No limits et fiche une « frousse d’enfer » à leur public… qui aime ça et en redemande ; une autre question portant sur les motivations des goûts et couleurs du public voire son état d’esprit – qui a dit sa santé mentale ? Ici, on est plus proche d’une musique climatique voisine de celle de Thomas Köner (l’un des artistes dont il se sent proche), mais plus méditative et « personnelle » à la fois car on y perçoit bien plus des états d’âme du musicien que du seul climat ambiant. Et sa science des titres complexes à tiroirs participe aussi de cette ambiance, même le nom du projet, Dyrgaist, est une énigme dont la réponse est inconnue – ou peut-être simplement phonétique : Deer Geist ? – manifestement ancrée au plus profond de mythes et de symboles très anciens.

Lucas Alvarado Dyrgaist

Les deux premiers titres sont basés sur des nappes et des drones, certes sombres mais presque tranquilles ; l’on vous épargnera le premier titre, imprononçable et inspiré de mythologies anciennes (on croirait un langage lovecraftien, et la musique est à cette image, lovecraftienne) ; le second titre, de la même veine, « Frozen Sphinx », est plus mémorisable et moins crypté. La rupture intervient avec « The Anguish Of My Own Eidolon » dont le climat devient bruitiste, tendu et plus dissonant, plus « industriel » en un mot, entre sifflements de bruit blanc et cycles lourds de machines infernales ; et celui-ci s’interrompt brusquement à mi-parcours pour se muer en un drone presque spatial, comme si l’on venait de refermer une porte mentale et de changer d’univers, quittant les profondeurs pour s’élever vers l’espace. Survient enfin, nous prenant par surprise, « Teärmmazjohss » (ce mot signifie « arc-en-ciel » en lapon et, hasard ou non, il inclut aussi la formule tear très explicite), une ode lente, élégiaque et presque funèbre, que le compositeur dédie à son père. Par son ambiance et sa sonorité d’orgue liturgique, il pourrait aussi être un clin d’œil à ces suites françaises pour viole de gambe du XVIIème siècle, qui se concluaient souvent par un Tombeau, en hommage à un musicien ou à un proche disparu. Le climat et la tonalité de cette coda sont inhabituels dans le dark ambient – hormis, peut-être, sur les CD à connotation mystico-liturgique d’artiste comme Raison d’Être ou Letum (avec cloches et chants grégoriens). Lucas Alvadaro parvient au même impact émotionnel sans effets ni samples ajoutés, par ce seul timbre très pur et « organique », proche d’un orgue, comme l’avait fait aussi Anna von Hausswolff dans Ceremony

Voilà la preuve qu’il n’est pas de cloisons étanches entre les musiques dites « savantes » et celles « populaires », ni entre les musiques « contemporaines » et « anciennes » et ceux qui les pratiquent : question d’ouverture d’esprit, comme en tout. Lucas Alvarado a donc un pied de chaque côté, ou plutôt une main, l’une tenant un archet en bois… et l’autre les touches de son laptop ? Une sorte de grand écart, parfaitement assumé et légitime dans le cas présent. On rêve que le son magique, si profond et particulier de la viole de gambe puisse être exploité, intact ou manipulé et transformé, dans une œuvre de dark ambient. Sur ce premier opus de Dyrgaist, ça n’est pas encore le cas… mais on pressent que Lucas Alvarado y pensera forcément un jour. Ce qui réaliserait une fusion (sonore tout au moins…) de deux mondes : l’Ancien (l’Europe, et sa tradition musicale) et l’autre, le Nouveau (continent) dont l’artiste est originaire, une coïncidence amusante à mentionner. En attendant, ce premier EP de Dyrgaist vient compléter quelques titres isolés produits sous le même nom de projet. Et même si cet EP reste globalement classique dans sa forme, et assez similaire à ce qui se pratique dans ce genre, la maîtrise musicale s’entend, et Lucas Alvarado fait avec ce premier EP une belle entrée dans l’univers underground du dark ambient aux multiples facettes.

Jean-Michel Calvez

http://www.lucasalvarado.com/

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