Bohren & Der Club Of Gore – Patchouli Blue

Patchouli Blue
Bohren & Der Club Of Gore
Pias
2020
Jéré Mignon

Bohren & Der Club Of Gore – Patchouli Blue

Bohren & Der Club Of Gore Patchouli Blue

Cela fait maintenant six années que je n’avais pas passé les portes de ce club. Six ans que le Bohren & Der Club Of Gore ne m’avait pas attiré ou séduit. Toujours au fond de cette rue passante, perdue, où aucun véhicule ne passe, toujours cette même devanture à l’ornementation clignotante mais discrète, voire secrète. Six années où je n’avais même pas eu cette impulsion de me présenter, d’ouvrir les lourdes portes à battant sous l’œil d’un videur ennuyé et taciturne, m’installer à une des ces tables disparates et d’observer le cadre en commandant mon premier verre. Décor de circonstances, décoration austère, lumière diffuse et cinématographique. Les visages prennent une teinte rougeoyante virant vers l’ocre, les faces souvent baissées regardent au fond d’un verre trop vite vide. Pas un mot ne dépasse, les discussions sont basses, à la limite de l’audible. C’est l’une des règles du club, le silence, conseillé, accepté et signe de politesse. On n’élève pas la voix au Bohren & Der Club Of Gore, on se tait, on boit, seul ou à plusieurs. On laisse le regard errer sur une ampoule faiblarde, la poussière qui s’accumule sur l’accoudoir, le vernis qui s’écaille sur les tables en formica ou sur la marque humide laissé par le verre. Pas de fenêtre ici, ni de vue sur l’extérieur, seule reste une lumière tamisée sur des silhouettes souvent immobiles, une odeur de cuir ancien et de bois fatigué. Même le bruit du vent est absent. Des volutes de fumées s’élèvent vers le plafond car oui, on peut fumer. Parce qu’ici les restrictions et les lois, on s’en fout. Tout comme l’évolution du menu et de la carte. Rien ne semble changer comme figé dans une spirale temporelle hors de tout. C’est le même orchestre qui joue, à la même place. Les éclairages sont si faiblards qu’on devine à peine la présence des musiciens. Et le groupe joue, inlassablement, des notes lentes, étirées, appuyées et fortes. Bohren & Der Club Of Gore est un club de jazz, ce doom jazz à la recette inchangée. Les évolutions sont minimes, inexistantes peut-être mais cette fois-ci…ça fonctionne.

Bohren & Der Club Of Gore Patchouli Blue band 1

La dernière fois que je m’étais attablé c’était pour la session Piano Nights, un comité qui ne m’avait que (très) peu convaincu à l’époque comme maintenant. Mais, actuellement que le groupe pince une corde de guitare ou de contrebasse, appuie ses mains sur un vibraphone à contre-temps et souffle dans un saxophone anémié mais concentrique, une magie qui s’était atténuée opère de nouveau. Celle du basculement, de la frontière transpercée reliant le rêve à la réalité. Celle qui rappelle des souvenirs de plus de vingt ans en même temps qu’il en créé de nouveaux. Étrange sensation d’écouter ce qui paraître comme la bande-son ralentie et alanguie de Twin Peaks mélangée à une lourdeur faisant trembler le liquide narcotique d’un verre sur des plages tour à tour atmosphériques, mélancoliques, intimistes, tout ça à la fois dans un statisme défiant l’ancienneté, la période et la température. Et là, la carte des menus prend une autre saveur, on reprend bien un bourbon ou un gin au passage parce que finalement, il y fait bon vivre ici, au Bohren & Der Club Of Gore. On agit comme des pantins dans un univers parallèle face des marionnettes jouant des airs aspirant la vie, l’excitation, le trop plein, le peu valable…

On navigue entre la contemplation et l’atone, on se plonge dans le cul d’un verre comme on fixe un horizon lointain en relevant lentement le menton. Merde ! J’ai fini mon verre trop vite, que je me dis. Qu’il en soit ainsi, servez-moi un Spritz bien dosé que je puisse allonger mes jambes et allumer mon café crème en soupesant lascivement mes épaules. Et laissez ce groupe jouer. Pas d’entracte, une plainte continue. La mélancolie du jazz, sa lourdeur ostentatoire, son psychédélisme souterrain devenant une valse fantôme. Les ampoules peuvent se mettre à clignoter, de fatigue ou effets de mise en scène, l’estrade se plie aux gestes lents et précis des musiciens. Et on se trouve dans cette ville éloignée de tout mais dont se surprend d’apprendre qu’il y a une industrie rentable ainsi qu’un corridor vers la psyché d’un cauchemar sans bruit, sans cris, sans sanglots. Six ans… Six ans que je n’avais pas retrouvé ce sentiment de léthargie consentie. La recette est la même car le club joue sur un seul point, celui de de ne jamais dévier. Il endort sans nous plonger dans le sommeil paradoxal, il maintient une fine ligne entre l’apesanteur et l’évanescent. Il joue de ses instruments, de sa posture et style avec une discipline aussi absconse qu’indécrottable.

Bohren & Der Club Of Gore Patchouli Blue band 2

Bohren & Der Club Of Gore est un vestige (presque 30 ans) dont l’architecture tient toujours debout on ne sait pourquoi et comment. Il est hors de tout, loin de tout. Il est seul et le pire, c’est qu’il l’assume en s’en battant les reins. Force comme faiblesse ? Alors pourquoi cette nouvelle session me plaît d’avantage que la précédente ? Le temps peut-être. L’envie aussi. L’état d’esprit, les convictions, l’ambiance, l’instant donné. Aussi subjectif qu’un putain de canapé avec un vieux drap dessus ! Et pourtant, on aime s’y blottir. Rien n’a changé, ou presque, mais là, le climat dans le club, ses habitués qu’on salue d’un mouvement de tête, ses lumières lénifiées qu’on aime regarder, ses exhalaisons qu’on aime renifler et cette bouteille qu’on aime faire durer. Rien n’y fait, on ne quitte pas le club, prisonnier pseudo-passif, on ne quitte pas sa table, sa chaise, son ambiance.

Et comment s’appelle cette session déjà ?

Ah oui… Patchouli Blue.

http://www.bohrenundderclubofgore.de/

 

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