Walter Trout – Broken
Broken
Mascot Records/Provogue
2024
Thierry Folcher
Mascot Records/Provogue
2024
Thierry Folcher
Walter Trout – Broken
C’est marrant, mais la première fois que j’ai entendu le titre « Broken » de Walter Trout, j’ai cru revoir Garry Moore sur scène à Dublin, en train de se payer un bœuf du tonnerre et d’assommer un public en transe. Alors croyez-moi, il ne m’en fallait pas plus pour m’intéresser à ce personnage du New Jersey, lui aussi dépositaire d’un puissant blues-rock électrique qui vous soulève et vous emballe en moins de deux. Bon, tout cela n’est qu’un ressenti personnel qui n’engage que moi, mais je serais curieux de savoir si parmi les fans, certains partagent ce point de vue. Gary Moore est parti bien trop tôt et une alternative à ses prouesses et à son immense feeling pour cette musique éternelle n’est pas à négliger. Cela dit, je tiens à préciser que la carrière et le talent de Walter Trout méritent toute notre attention sans qu’il soit question de les vivre par personne interposée. J’avoue humblement ne pas bien connaître le bonhomme, pourtant membre à part entière de Canned Heat et des Bluesbreakers de John Mayall dans les années 80. Et si l’on ajoute à cela, une carrière solo, particulièrement bien suivie en Europe (surtout en Hollande) tout au long des années 90, cette lacune semble même étonnante. Comme pas mal de rockers, Walter Trout a connu de sérieux problèmes de santé dus à sa dépendance aux drogues et à l’alcool. Il ne doit sa survie qu’à une greffe du foie pratiquée en 2014 et son retour à la lumière, qu’à une sévère rééducation pendant laquelle il a carrément réappris à jouer de la guitare. En 2015, il publie le bien nommé Battle Scars (Blessures de guerre), dans lequel il raconte sa lutte contre l’insuffisance hépatique et sa terrible attente pour un don d’organe. Sur ce disque, le poignant « Gonna Live Again » remet le personnage sur les rails de la rédemption et nous restitue un homme tout neuf, à la voix juste et au jeu de guitare retrouvé.
Il est évident que cette mésaventure a laissé des traces et le regard de l’artiste sur sa vie et son métier en a été profondément impacté. We’re All In This Together en 2017 et Survivor Blues en 2019 sont bourrés de bonnes vibrations et d’instants magiques que seul un bluesman ressuscité est capable de produire. Un peu à l’image de David Crosby qui semble avoir été pris d’une frénésie créatrice pendant les dernières années de sa vie, Walter Trout ne s’arrête plus. Ordinary Madness en 2020 puis Ride en 2022 précèdent donc Broken qui débarque en cette fin d’hiver 2024 avec un visuel où les fêlures, pourtant bien réelles, ne peuvent rien contre ce regard plein de détermination. Ces brisures, ce sont les siennes, mais aussi celles de notre monde qui part à la dérive. Il avoue avoir essayé d’écrire des chansons positives, mais à l’arrivée, le résultat n’a pas échappé aux habituels constats démoralisants de notre quotidien. « I don’t wanna be broken anymore… » (je ne veux plus être brisé), c’est par ce cri du cœur que Walter Trout ouvre son nouvel album. Un message émouvant qu’il partage avec l’immense Beth Hart de fort belle façon. Les deux voix sont dans le même registre et se répondent magnifiquement, mais sans jamais prendre l’ascendant l’une sur l’autre. Et puis, la guitare fait le reste, elle appose d’emblée le sceau de la musique blues, plus que centenaire et si souvent mise à l’honneur par des générations d’artistes de tous horizons.
Maintenant, je vous vois venir, vous allez me dire : « mais on en a déjà écouté des dizaines et des dizaines d’albums de blues, alors pourquoi en rajouter ? ». La réponse est toute simple : « C’est parce que je ne suis pas rassasié et que je ne le serai jamais ». Et j’ajoute, qu’au-delà de ces considérations personnelles, la magie, le savoir-faire et la passion transpirent tout au long de ces cinquante minutes de musique immortelle. Une fois la claque « Broken » passée, c’est « Turn And Walk Away » qui enfonce le clou et confirme l’excellent démarrage de cet album. Sur ce second titre, la musique est encore plus roots, mais avec un je ne sais quoi de lyrique qui élève ce morceau très haut. Un country blues magnifique et magnifié par l’harmonica, le chant et les guitares de Walter, alors au sommet de son art. Puis c’est au tour du classique « Courage In The Dark » de déployer l’arsenal habituel du blues profond et intime (paroles comprises). Force est de constater la bonne santé créatrice et la parfaite maîtrise de son sujet par cet extraordinaire personnage revenu de l’enfer. À partir de là, les choses vont s’accélérer et dégager une énergie incroyable jusqu’à l’oasis « Love Of My Life », huitième étape de Broken. C’est dire le parcours de dingue qui attend l’auditeur. On a droit tout d’abord à la fusée « Bleed », un boogie rock digne de ZZTop et sur lequel l’harmoniciste britannique Will Wilde donne une réplique tranchante et pleine de fougue aux traditionnels accords en béton armé. Ensuite, « Talking To Myself » maintient la pression, mais dans un registre plus léger avant que « No Magic (In The Street) » et surtout « I’ve Had Enough » ne portent l’estocade. Sur ce dernier titre, Dee Snider, l’ex-chanteur de la défunte « Sœur Tordue » (Twisted Sister), nous gratifie d’une prestation dévastatrice bien en phase avec ses prouesses vocales hors normes.
C’est légèrement assommé que je découvre alors « Love Of My Life », ce très bel instrumental qui, bizarrement, arrive un peu comme un cheveu sur la soupe. Trop de décalage avec le morceau précédent ? Passation de témoin pas simple ? Pour tout vous dire, j’ai carrément cru écouter un autre disque. J’étais tellement bien dans ce trip blues métal en fusion, que cette douce romance m’a donné l’impression de m’enlever quelque chose d’important. Sentiment fugace, aussitôt balayé par la beauté du morceau et par la constatation que l’ami Walter pouvait changer de garde-robe sans problème. À noter aussi, le très joli solo de Fender Rhodes de Thomas Ross Johansen. Après cet arrêt aux stands, la remontée sur la piste reprend gentiment avec « Breathe », un autre country rock au message, on ne peut plus direct : « Respire, même si le monde te fout en l’air ». La reprise des hostilités reprend véritablement avec « Heaven Or Hell », un funky rock intense que n’aurait pas renié… Thin Lizzy. Sur ce titre très accrocheur, la basse de Jamie Hunting est à la fête, bien secondée par la précision des baguettes de Michael Leasure. Repassage aux stands dispensable avec le convenu « I Wanna Stay » avant d’arriver à « Falls Apart », un hymne fort, au pessimisme appuyé sur notre devenir. « Ça s’effondre ! » Scande Walter dans un message à l’urgence évidente. Sa seule arme, c’est sa guitare magnifique qui illumine ce dernier morceau d’anthologie.
Broken avait commencé par des fêlures et finit en miette. Au-delà du discours, bien compréhensible, voilà un disque qui ne peut laisser indifférent. Le parcours de vie de son auteur, la dimension artistique au sommet sur pratiquement tous les morceaux et la créativité sans faille installent cet album parmi les belles sorties du moment. Que l’on soit fan de blues électrique ou non, il serait vraiment dommage que Broken ne réussisse pas à séduire le plus grand nombre d’entre nous. Les vibrations de cette musique vont directement là où ça bouleverse et là où chavirent les âmes. Il faut lire les mots de Walter dans le livret, ils sont éloquents et encore plus forts, ils sont à la gloire de la musique, à sa capacité à rassembler et à redonner de l’espoir en l’avenir.