The Enid – Invicta
The Enid
Operation Seraphim
Fondé en juin 1973 à l’initiative de Robert John Godfrey (arrangeur orchestral des quatre premiers albums de BJH publiés chez EMI, et auteur d’un album solo longtemps épuisé, « The Fall Of Hyperion », tout juste réédité par Operation Seraphim) avec l’aide des jeunes guitaristes Stephen Stewart et Francis Lickerish, The Enid crée dès ses deux premiers fabuleux albums (« In The Region Of The Summer Stars » et « Aerie, Faerie, Nonsense » publiés respectivement en 1976 et 1978 chez Buk Records, label indépendant distribué par EMI, un son et un style inimitable et jouissif. La musique du groupe est un mélange à ce jour inégalé de musique classique (RJ Godfrey alterne séquences de piano à la Rachmaninov et envolées orchestrales à la Wagner, plus vraies que nature) et de rock progressif (les fabuleux « The Flood » et « Under The Summer Stars »). Après ce diptyque magnifique qui atteint son acmé sur la longue suite épique « Fand », qui deviendra la pièce maîtresse du répertoire scénique de la formation, le combo sort deux albums très proches musicalement : « Touch Me » (publié, contrat mirobolant à l’appui, chez Pye Records, écurie discographique qui connaîtra une faillite retentissante une année plus tard à peine) et « Six Pieces », qui se distingue par l’intégration du claviériste écossais William Gilmour et du bassiste Martin Russel. Ces opus n’atteignent malheureusement pas la splendeur de leurs prédécesseurs et souffrent parfois d’un manque d’unité mélodique dû à de sérieuses dissensions internes qui conduiront au départ de Francis Likerish et de William Gilmour. Peu de temps après, la section rythmique Martin Russel (basse) / Chris North (batterie) jette l’éponge à son tour.
And then they were two… Seuls contre tous, les passionnés Godfrey et Stewart tentent alors de survivre tant bien que mal, en jouant, entre autres, comme backing band de Kim Wilde (et oui, les musiciens sur « Cambodia », ce sont bien eux !!!). Le duo crée son propre label, Enid Records, sur lequel il sort en 1983 « Something Wicked This Way Comes », album chanté de manière catastrophique (c’est là la première apparition du chant dans la musique du groupe, et c’est un plantage total car ni Godfrey ni Stewart ne tiennent la route dans ce domaine) dont on ne retiendra guère que le magnifique instrumental « Jessica ». En 1984, c’est au tour de « The Spell », concept album basé sur les quatre saisons, de voir le jour. Si les pièces instrumentales (le merveilleux « Autumn ») filent le grand frisson, les morceaux vocaux sont de piètre qualité (Godfrey « truque » sa voix en la démultipliant et c’est un échec patent). Suit « Salomé », conçu comme un spectacle total avec danse et chant, guère plus convaincant que son prédécesseur.
En 1988, les destins professionnels et personnels de Godfrey et Stewart se séparent sur le magnifique « The Seed and The Sower » qui atteint des sommets (la fabuleuse suite « A Bar Of Shadow »/ »La Rage », le sublime morceau bonus « Reverberations », beau à en pleurer, présent comme bonus sur la version Inner Sanctum de l’œuvre). Le live « Final Noise », enregistré la même année en novembre, semble signer le glas du groupe, malgré le retour provisoire de Francis Likerish à la six cordes. Godfrey s’engage alors dans une carrière techno au grand désespoir de son public d’aficionados, avant de renaître en 1994 avec le fabuleux « Tripping The Light Fantastic », honni à l’époque par les intégristes du rock progressif car trop « original », voir « déviant ». Mixant piano à la Chopin (« Little Shiners »), titres épiques à la Wagner (le fabuleux « Dark Hydraulic ») et émanations technoïdes (« Ultraviolet Cat »), cet album sur lequel le guitariste Nick May fait parler la poudre est une merveille, suivi dans la même veine par l’excellent « Sundialer » en 1995, bien plus insolite que son successeur « White Goddess » (1998), parfait dans la forme (le merveilleux « Nocturne »), mais trop conçu pour plaire aux old fans. On eût en effet aimé plus de courage et d’inventivité.
Nouveau silence de 12 ans cette fois (!!!) avant la publication en 2010 du très quelconque « Journey’s End », revisité de manière bien plus concluante en 2012 grâce au charismatique chanteur Joe Payne (accessoirement label manager d’Operation Seraphim, maison de disques maison). The Enid is back, qu’on se le dise ! Tout d’abord avec un sublime double live enregistré avec un orchestre symphonique et des chœurs à Birmingham, sur lequel le nouveau line-up du groupe (Max Read aux chœurs et à la six cordes, le fidèle David Storey à la batterie, Jason Ducker à la guitare, Joe Payne donc au chant, Nic Willes à la basse, et le maître de cérémonie Robert John Godfrey qui dirige ses troupes du haut de ses 68 ans !!!) rayonne littéralement. Le groupe y reprend avec maestria l’intégralité de « In The Region Of The Summer Stars » et de « Journey’s End » et nous gratifie d’une version superbe de « Mockingbird », alors même que RJG a perdu le procès qui l’a opposé durant près de 20 ans à Barclay James Harvest. Magique !
Arrive aujourd’hui « Invicta », la cuvée studio 2012 de The Enid, une merveille inespérée qui restera dans les annales du groupe, et qui s’impose parmi les meilleures productions progressives de l’année, toutes ramifications du genre confondues. Transcendé par le chant androgyne et sensuel de Joe Payne, le combo, représenté sur la pochette sous la forme de dieux grecs, y fait feu de tous bois, avec une sélection de nouveaux morceaux habités comme jamais. Introduit par des voix mystérieuses incarnées à la manière de György Ligeti, le miracle « Invicta » s’accomplit dès l’étonnant « One & The Many », avec son piano sublime et ses séquences vocales de castrat. Bien plus qu’une œuvre « pop » de très grand brio, c’est à une authentique pièce de musique classique moderne à laquelle nous avons affaire ici, qui mériterait une bien plus large reconnaissance que chez les seuls amateurs de rock progressif. Arrive dans la foulée l’excellent « Who Created Me ? », avec ses lignes de chant évoquant fugacement Freddie Mercury au sein de Queen, le tout agrémenté de magnifiques séquences classiques, lyriques et emphatiques à souhait.
Après son étonnante introduction pastorale, le gentiment barré « Execution Mob » sonne comme une sorte d’exercice de style yessien aux consonances exotiques, avec des chœurs et vocaux alambiqués, tout à fait caractéristiques du groupe de Chris Squire et Jon Anderson. A moins qu’il ne s’agisse d’un croisement expérimental entre le Gentle Giant de l’âge d’or et les Beach Boys de la belle époque, juste enregistré comme ça, pour le fun ! Sur « Invicta », on va de surprise en (bonne) surprise au fil des plages, qui se succèdent l’une à l’autre, laissant à chaque fois l’auditeur béat d’admiration. Ainsi, « Witch Hunt » change radicalement d’univers, avec un retour en force de l’orchestre virtuel de RJ Godfrey (ses synthés y dialoguent vigoureusement, à la manière de cordes et de cuivres), sur un tempo enfiévré rehaussé par la batterie, les percussions et l’apport d’un vibraphone volubile à souhait, qui confère à l’ensemble un petit côté Isildur’s Bane fort plaisant. Au dessus de cette fresque symphonique cadencée, aussi puissante qu’hypnotique, et où les guitares flirtent avec le metal sur la fin du voyage, planent ici et là des voix célestes de toute beauté, qui renforcent l’impact résolument cinématique du morceau. Avec « One & The Many », « Witch Hunt » est l’une des pièces de choix d' »Invicta », assurément.
On retrouve bien sûr l’inspiration Vangelis sur cet album (l’une des grandes influence avouées de Robert John Godfrey), tout particulièrement sur le superbe instrumental « Heaven’s Gate » (la guitare électrique mise à part), qui pourrait presque se révéler être un mouvement resté inédit de l’impérial « Mythodea », l’une des œuvres les plus typiquement symphonique du génie grec. « One & The Many » comporte également quelques petite lignes mélodiques et autres textures sonores empruntées à la palette du maître, avec la même force évocatrice qu’un « El Greco » (en version « soundtrack ») et l’extraordinaire sensibilité mélancolique d' »Ignacio », également la bande originale d’un film. Plus spécifiquement pop, « Leviticus » ressemble quant à lui comme deux gouttes d’eau à du Jon & Vangelis au sommet de l’inspiration, mâtiné de Queen, mais ici davantage pour les parties de guitares que pour la maestria vocale. Enfin, l’introduction martiale en forme de marche sur l’amusant « Villain Of Science », véritable conte musical à part entière, ne se situe en ce qui la concerne pas si loin du grandiloquent « Movement I » de « Mythodea » (encore lui, décidément !). « The Whispering » conclue l’album tout en douceur, dans une ambiance de Noël aussi paisible que magique, digne d’un grand classique en noir et blanc de Frank Capra.
Entre grandes envolées orchestrales, passage décalés ou merveilles intimiste, The Enid version 2012 nous en donne pour notre argent, et il faut vraiment bien chercher les moments de faiblesse, s’il toutefois il y en avait ! Dans le genre fusion classique et rock, il n’y aurait aujourd’hui que les hongrois d’After Crying et les espagnols de Kotebel pour encore oser rivaliser avec The Enid, c’est dire à quel niveau de créativité, d’originalité et de virtuosité se positionne la bande à Robert John Godfrey, tout simplement au sommet de son art avec « Invicta ». Sacré retour en vérité !
Bertrand Pourcheron & Philippe Vallin (9,5/10)