Tedeschi Trucks Band – Layla Revisited (Live At LOCKN’)
Fantasy Records
2021
Thierry Folcher
Tedeschi Trucks Band – Layla Revisited (Live At LOCKN’)
L’autre jour, je regardais un concert des Blues Pills à la télé et je n’ai pas honte de dire que je m’ennuyais ferme (désolé pour les fans). Alors, comme souvent en pareil cas, il me fallait un bel antidote pour continuer à croire en cette musique du diable qui me porte et me transporte depuis tellement longtemps. La musique des Allman Brothers, celle des Doobie Brothers ou de Lynyrd Skynyrd, par exemple. Tedeschi Trucks Band, voilà ce qu’il me fallait ! Et en live si possible. Alors, je peux vous assurer qu’après une injection du Layla Revisited (Live At LOCKN’) enregistré au LOCKN’ Festival de 2019, tout est rentré dans l’ordre et avec mes certitudes renforcées. La musique, la vraie, elle est là. Ne cherchez pas plus loin, tout le reste n’est que de l’enrobage (j’entends déjà les hauts cris). Bon, c’est sûr, chroniquer du live et qui plus est, en restitution complète d’un album de 1970, cela peut paraître inutile, voire agaçant. Moi, je dirais plutôt que c’est l’occasion rêvée de faire d’une pierre deux coups. Tout d’abord pour remettre en lumière le fameux Layla And Other Assorted Love Songs de Derek And The Dominos et ensuite pour parler de l’immense Tedeschi Trucks Band. Et puis, j’ai deux autres arguments de poids qui pourraient convaincre les plus sceptiques et les plus blasés. Premièrement, la présence lors de ce concert du grand Trey Anastasio au chant et à la guitare et deuxièmement, un timing qui fait réfléchir. Rendez-vous compte, les quatorze titres de Layla And Other Assorted Love Songs plafonnaient autour des 77 minutes alors que la revisite de ces quatorze mêmes morceaux dépasse allégrement les 135 minutes. Pas besoin de vous faire un dessin pour imaginer de quelle façon tout ça a été traité.
Layla And Other Assorted Love Songs est l’œuvre d’un Eric Clapton qui ne savait plus très bien où il en était à l’amorce des années 70. Ses déboires sentimentaux (avec Pattie Boyd, l’épouse de George Harrison) conjugués à une personnalité pas vraiment simple vont aboutir à des prises de décisions casse-gueules. Celle notamment de se cacher derrière le pseudo de Derek pas du tout porteur commercialement. Et ça n’a pas loupé, le disque ne s’est pas bien vendu, a scellé le divorce avec les fans et a rejoint Blind Faith au royaume des pépites prématurément enterrées. Et pourtant, les joyaux que recèle cette galette sont devenus pour certains immortels. Au-delà du tubesque « Layla » directement adressé à Pattie, des titres comme « I Looked Away », « Bell Bottom Blues » ou « Tell The Truth » résonnent encore aujourd’hui comme des monuments inégalés du blues rock. L’aventure Derek And The Dominos se résumera à un immense gâchis. Un gâchis humain avec des consommations de drogues et d’alcool pharaoniques, des relations explosives dans le groupe et pour Eric, la vaine recherche de l’anonymat. Mais aussi un gâchis artistique, orchestré par une campagne de promotion catastrophique (la pochette voulue par Clapton se limitant à une peinture et à la signature du peintre en bas à gauche, point final). Le nom de Clapton rajouté bien plus tard ne suffira pas à sauver ce chef-d’œuvre et à le relancer auprès du public. Seule consolation, Eric a pris le micro et malgré des débuts hésitants, il pourra désormais compter sur son timbre de voix si caractéristique comme prolongement naturel à sa guitare. Layla And Other Assorted Love Songs sera la fin en queue de poisson d’une première partie de carrière qu’il reprendra bien plus tard avec le remarquable 461 Ocean Boulevard (1974).
Et c’est sur la base de ce magnifique ratage que le Tedeschi Trucks Band va nous enflammer et nous faire croire au génie qui finit tôt ou tard par se révéler. Question pochette, l’erreur ne s’est pas reproduite, on sait à qui l’on a affaire et le nom en gros de « Layla » suffit à nous ramener vers son auteur. Les couleurs nous restituent les contours de l’emballage original avec juste des fleurs qui ont glissé vers le bas et un visage devenu soudainement réaliste. Sinon, côté musique, c’est un truc de dingue qui attend les auditeurs avisés et les amoureux d’un son où la nostalgie n’est jamais de mise. Une musique vivante, charnelle et destinée à survivre au temps et aux modes. Juste un mot sur Trey Anastasio et sur son groupe Phish qu’il faut absolument connaître pour se rendre compte à quel point leurs prestations scéniques peuvent être magiques. Les images qui circulent sur le net sont éloquentes et la communion avec le public, juste incroyable. Faite un petit tour dans le monde de Phish, il y a de fortes chances que vous soyez surpris sinon estomaqué. La triplette Tedeschi, Trucks, Anastasio va donc se partager le lead, la rythmique et le chant sur plus de deux heures de blues rock, de country rock et de guitares flamboyantes comme autant d’étendards d’une musique éternelle. C’est Derek Trucks qui est l’instigateur et le chef d’orchestre de ce projet. Une aventure où il est superbement épaulé par son épouse Susan (Tedeschi) dans un répertoire taillé à leur mesure. Un autre à qui ça va bien, c’est Trey Anastasio qui ouvre les hostilités sur « I Looked Away » avec un chant proche du mimétisme « claptonnien ». Et c’est parti pour une folle soirée où les quatorze musiciens du band vont vibrer comme un seul homme sur les neufs compos originales et les cinq reprises. Une formation où il faut relever la présence de Doyle Bramhall II, l’habituel second guitariste d’Eric Clapton au début des années 2000.
Après un début plutôt dans la restitution, on arrive aux douze minutes de « Keep On Growing », première étape de montagne et coup de massue phénoménal. La machine se met en mouvement telle une locomotive qu’on alimente à coups de médiators et de feeling diaboliques. Le public ondule et nous aussi. Comment résister à ce groove de folie qui nous pénètre et s’installe à vie dans nos cellules. La fin est tout simplement hors cadre avec quatre guitares lâchées comme autant de missiles destructeurs. Ensuite, rien ne vaut un bon vieux blues pour retrouver la terre ferme et c’est le « Nobody Knows You When You’re Down And Out » de Jimmy Cox qui s’y colle. Attention, le niveau n’a pas baissé et Susan s’en sort vraiment bien dans son interprétation très roots. La tension baisse un petit peu (« I Am Yours ») avant le franchissement du col « Anyday », lui aussi mémorable sur ses treize minutes d’échanges calculés entre voix et guitares. Si vous aimez le rock, c’est là que vous devez venir vous abreuver, croyez-moi. Par contre, je me rends compte que mon texte s’allonge dangereusement et pour ne pas perdre trop de monde en route je vais avancer un peu et passer directement à « Why Does Love Got To Be So Sad ? » dans une version funky tournée vers l’émotion et dont la fin sur la pointe des pieds est absolument géniale (les images sont sur le net, ne vous en privez pas). Après un passage par l’inusable « Little Wing » de Jimi Hendrix, je ne peux finir sans vous parler de « Layla », que tout le monde connaît bien sûr et qui trouve ici une reproduction bien enlevée. Le chant de Susan est moins dans l’urgence et les diverses parties de guitare sont de très, très haut niveau. Ce titre est une pure merveille, ne serait-ce que pour l’intro signée Duane Allman ou la deuxième partie instrumentale complètement inattendue. Cette rallonge attribuée au batteur Jim Gordon (Bobby Whitlock, le clavier des Dominos affirme de son côté qu’elle est l’œuvre du saxophoniste Jim Horn) a été rajoutée après coup, bénéficiant peut-être d’un climat bien déchiré en studio. Clapton avouera plus tard que « Layla » a largement été amélioré grâce aux brumes d’alcool qui flottaient lors de son enregistrement. Boire ou écrire…
Les liens qui unissent Derek Trucks avec Layla And Other Assorted Love Songs sont loin d’être anodins. Dès l’enfance, il sera hanté par cette fameuse pochette anonyme qui traînait quelque part dans le salon de ses parents. Un premier contact visuel sans réflexion sur son prénom ni sur son futur engagement musical qui le transformera plus tard en l’une des plus fines gâchettes de la guitare blues nord-américaine. Et puis, en bon neveu de Butch Trucks, membre fondateur du Allman Brothers Band, son implication dans le monde de Layla devenait presque une affaire de famille. Enfin, Il faut savoir que le 9 novembre 1970, jour de sortie de Layla And Other Assorted Love Songs, madame Tedeschi mettait au monde une petite Susan. La boucle était bouclée et cette magnifique revisite du TTB était certainement la plus légitime qui soit.