Tedeschi Trucks Band – I Am The Moon
Fantasy Records
2022
Thierry Folcher
Tedeschi Trucks Band – I Am The Moon (4 lps)
Quoi qu’on en dise, la pandémie COVID n’a pas eu que des effets néfastes sur la création musicale. Si l’on fait abstraction de l’événement, à mon sens un peu trop rabâché dans des lyrics larmoyants, il faut bien admettre que les belles sorties studio ont largement compensé le manque de présence sur scène. C’est ce qu’il s’est passé avec le Tedeschi Trucks Band qui, privé de son terrain de jeu habituel, a bien été forcé de revoir sa façon de travailler. De ce fait, la célèbre formation de Jacksonville s’est attelée à l’écriture d’un projet de grande envergure intitulé I Am The Moon. Une épopée lyrique en quatre épisodes publiés entre juin et août 2022 sous les titres I. Crescent, II. Ascension, III. The Fall et IV. Farewell. Au total 24 nouvelles chansons inspirées de Majnoun & Leïla, un conte écrit au douzième siècle par le poète persan Nizami Ganjavi. Une histoire d’amour tragique considérée comme la version orientale de Roméo & Juliette. A noter que c’est ce même conte qui a inspiré l’écriture de « Layla », l’immense succès d’Eric Clapton, alors follement amoureux de Pattie Boyd, l’épouse de George Harrison. Et pour resserrer encore plus les liens avec « Slowhand », on peut dire que I Am The Moon est la suite logique du live Layla Revisited (Live At LOCKN’) que le Tedeschi Trucks Band a enregistré en 2019. Une magnifique revisite de Layla And Other Assorted Love Songs, le grand classique de Derek And The Dominos. Maintenant que les présentations sont faites, le plus dur reste à faire. En effet, mettre quatre albums (tous très bons) dans une seule chronique n’est pas forcément aisé. La tentation est grande pour amalgamer tout ça et se caler sur un copieux quadruple album vinyle (ou double CD). Mais ce serait aller contre la volonté du groupe, soucieux d’offrir des albums plus digestes (entre 30 et 35 minutes), bien loin de leurs habituelles durées marathoniennes. Ce sera donc album par album même si les liens entre eux sont solides et évidents.
Et c’est parti avec I Am The Moon I. Crescent, un premier volet composé de cinq morceaux pour lesquels Gabe Dixon, le claviériste, et Mike Mattison, l’initiateur du projet, ont fourni une aide précieuse à Derek Trucks et Susan Tedeschi. Dans cette aventure, l’implication des musiciens du TTB est sans conteste la grande attraction de ce monument musical. Tout le monde s’est investi dans un exercice collectif et collaboratif ayant pour mission de moderniser le conte de Ganjavi. C’est le R&B implacable (et impeccable) de « Hear My Dear » qui ouvre les hostilités. Un titre au groove intense et à la sensualité à fleur de peau mettant en vedette le duo vocal Tedeschi/Dixon. Pour sûr, cette jolie romance vous fera frissonner et restera longtemps ancrée dans votre esprit. Je me surprends encore aujourd’hui à fredonner cette mélodie pourtant bien commune. Il est inutile de rappeler que le TTB possède une des plus belles voix rock blues actuelle et l’un des plus grands guitaristes du moment. En fait si, il fallait le rappeler. Après « Fall In », une marche style New Orleans écrite et chantée par Mike Matisson, c’est à nouveau la paire Tedeschi/Dixon que l’on retrouve sur le morceau titre « I Am The Moon », un hymne puissant aux paroles empreintes de douleur et d’allusions à la pandémie. Et puis c’est le versant psychédélique, forcément évocateur, qui va occuper la fin de ce premier épisode. Tout d’abord avec « Circles’ Round The Sun » qui fleure bon les grandes heures du Jefferson Airplane et surtout avec l’instrumental « Pasaquan » écrit en collaboration avec toute la section rythmique du TTB. Pasaquan est un célèbre site artistique de Géorgie servant de décor principal à la mise en image de I Am The Moon. Les quatre belles entrées visuelles réalisées par Alix Lambert sont des compléments qui valent le détour sur le net, ne serait-ce que pour découvrir les bizarreries de Pasaquan.
On l’a bien compris, le voyage dans le temps avec son florilège d’outrances colorées et de démesures musicales sera une des caractéristiques principales de I Am The Moon. Un revival psychédélique auquel il faut rajouter le savoir-faire des musiciens, leur amour des bonnes vibrations et un irrésistible besoin de partage. Des atouts indéniables mais pour une fois loin de la scène et devant la page blanche. Un défi de taille qu’ils ont su relever et dont ils furent étonnés du résultat. Les déclarations sont là pour en témoigner : « I’m proud of us » (je suis fier de nous) a déclaré Mike Mattison et « There’s nothing we can’t pull off » (il n’y a rien que nous ne puissions faire) a commenté de son côté Derek Trucks. Et le second chapitre intitulé I Am The Moon II. Ascension ne va pas déroger à la règle, loin de là. D’entrée, Suzan Tedeschi frappe encore plus fort avec le R&B de « Playing With My Emotions » et son regard acerbe sur les relations amoureuses. Ici, la marmite funky chauffe à tout berzingue et nous offre une recette imparable épicée de cuivres pétulants et de chœurs bien en place. Du costaud qui prolonge Crescent dans la même veine et me fait penser que mon idée d’amalgame n’était pas si bête que ça. Enfin bon, continuons pas à pas. Le duo Dixon/Tedeschi reprend la direction des événements avec « Ain’t That Something », un moment soul à double voix entrecoupé d’interventions fluides à la guitare et d’enrobage familier de cuivres et de chœurs. Et puis, c’est au tour du grand moment « All The Love » qu’il vous faudra écouter tout en regardant la pochette. Neuf minutes de transe hypnotique portée par la voix douce de Susan, la guitare magique de Derek et des cuivres en complète roue libre. Un coup de massue que seul le old blues de « So Long Savior » pourra soigner avant de passer la main à une suite plus classique. « Rainy Day » et « La Di Da » seront une fois de plus magnifiés par la voix de Susan et la guitare de son Derek de mari. Quel couple en fusion au sommet de son art ! Ascension se termine par le troublant « Hold That Line » et sa mélodie limpide. Un leitmotiv de trois notes toutes bêtes et le tour est joué pour finir ce deuxième album par un coup de génie.
J’espère que vous êtes toujours là parce qu’il reste encore deux autres albums à voir et il serait bien dommage de les zapper. I Am The Moon III. The Fall débute par « Somehow », un jazz blues bien chaud écrit par Gabe Dixon et Tia Sillers, une auteure-compositrice américaine bien connue chez l’Oncle Sam. Sue au chant et Derek en pourvoyeur de frissons sur le sempiternel thème des querelles de ménage et des concessions. Pas de souci, cela fonctionne très bien avec un TTB en pleine possession de son art. Ensuite, on reconnaît la patte de Mike Mattison sur le tout petit « None Above », bien trop lisse et mal calé entre deux moments forts du disque. En effet, le funky gospel de « Yes We Will » qui suit juste après, remet la gomme de façon très énervée. A ne pas louper, les chœurs doo wop et sur la fin, la guitare slide de Derek. On continue avec le piano et le chant de Gabe Dixon sur « Gravity », une alternative vocale qui fait du bien et maintient l’auditeur en vie. Il en va de même avec Mike Mattison au chant sur « Emmaline », une jolie ballade country qui permet de respirer un peu et qui lance le petit bijou de « Take Me As I Am », un slow braqueur comme on n’en fait plus. L’habituel choriste Mark Rivers accompagne Susan au chant sur ce titre qui termine The Fall encore plus haut que les volumes précédents. Mais où va-t-on ? Et bien, tout simplement vers un I Am The Moon IV. Farewell qui achève la série de fort belle façon. Un début dans un style assez nouveau rappelant les compositions de John Lennon. « Last Night In The Rain » est pop à souhait et les cuivres à la fin semblent précéder une procession festive partie pour accrocher la terre entière. « Soul Sweet Song » continue dans une veine country légère et vibrante comme si l’atterrissage de I Am The Moon devenait presque douloureux. La nostalgie d’un voyage qui s’achève prend des airs déchirants avec « D’Gary », une ballade sur laquelle Susan va faire fondre un auditoire bouleversé. Ici la guitare de Derek est tout bonnement sublime et se met au diapason d’une ambiance de fin de parcours. Après un « Where Are My Friends ? » chanté par Mike Mattison et dans le même état d’esprit, c’est la claque « I Can Feel You Smiling » que Susan va nous porter sans se douter qu’elle nous a déjà bien amochés. Quelle voix ! Bon sang de bonsoir, celui qui résiste à ça n’est pas humain. On n’entend plus rien, notre vue se voile et « Another Day » conclue l’affaire avec miséricorde et un entrain pas forcément voulu. Voilà c’est terminé et je suis comblé.
La générosité de I Am The Moon est à l’image de ce qu’offre le Tedeschi Trucks Band sur scène. Plus de deux heures de musique vibratoire gorgée de groove et de feeling représentant l’essence même du blues rock indestructible. Sur ces quatre albums, sans temps morts ni moments de faiblesse, le thème de l’amour est transcendé et répond de façon actuelle au conte de Ganjavi. Pour les fans du TTB, tout cela ferait presque partie de la routine mais pour les autres, c’est un retour aux sources, une vision des grandes messes de la fin des sixties qu’ils vont vivre pour ne plus s’en défaire, du moins je l’espère. Je sais que cette chronique est particulièrement longue, mais je ne pouvais terminer sans citer tous les protagonistes impliqués à des degrés divers dans ce monument qui fera date. Le Tedeschi Trucks Band c’est Derek Trucks, Susan Tedeschi, Gabe Dixon, Brandon Boone, Tyler Greenwell, Isaac Eady, Alecia Chakour, Mike Mattison, Mark Rivers, Kebbi Williams, Elisabeth Lea et Ephraim Owens.
https://tedeschitrucksband.bandcamp.com/album/i-am-the-moon-i-crescent
Beautiful
Suite à la lecture de cette chronique, j’ai écouté ce « I Am The Moon ». Eh bien, les lignes ci-dessus me paraissent très justes car les Cds sont de grande qualité : vocaux chaleureux, solos de guitare superbes et feeling sans faille. Merci pour la découverte.
Merci à toi pour ton commentaire. Et quand le partage fonctionne, ce n’est que du bonheur pour nous, les passionnés de musiques en tous genres.
J’ai eu la chance d’assister aux trois concerts parisiens et c’est encore au dessus de tout ce qui est écrit !!!
Un groupe fabuleux, surtout quand, comme moi, on était un fan des Allman Brothers et de tout ce courant musical.