Steve Roach – The magnificent Void
Steve Roach
Heart Of Space/Fathom
Avec ses 35 ans de carrière, et depuis qu’il enregistre dans son studio Timeroom et sur son propre label, Steve Roach est sans doute le musicien ambient le plus connu au monde et le plus prolifique, avec Klaus Schulze ? Tous deux ont alterné sur leur long parcours aventures en solitaire et collaborations fructueuses, multipliant les sorties de disques au point, parfois, de noyer et perdre en route une partie de leurs fans, faute d’évolution réelle d’un courant ambient (au sens large du terme) par essence assez peu évolutif dans sa forme.
Tout le monde (disons les fans d’ambient) sait que Steve Roach officie dans deux registres pouvant apparaître opposés mais qui se rejoignent souvent en fusionnant l’un avec l’autre. Un ethno, ritual ou tribal ambient très rythmique, mettant en œuvre toute une palette de percussions acoustiques ethniques (amérindiennes, précolombiennes, moyen-orientales…) et/ou électroniques (séquenceurs) sur fond de nappes de claviers. Le second style Roach, plus minimaliste, est constitué de nappes peu évolutives et arythmiques proches du drone, bien que les sons de claviers y prédominent vis-à-vis des samples du dark ambient moderne. Ses CD de la série Immersion (on en est rendu à IV) sont typiques de ce style mais (si l’on met à part Structures From Silence de 1984 et les trois Quiet Music de 1986/88), un autre album avait précédé ce cycle, dont la profondeur abyssale ne peut laisser indifférent. Il s’agit de The Magnificent Void, aussi sombre que son livret et qui, en 1996, constitue une sorte d’acte de naissance du courant space ambient actuel. Disons une sorte de variante plus soft du dark ambient, privilégiant profondeur spatiale et « frisson face au vide », plutôt que les climats horrifiques à la Lustmord ou Nordvargr.
De nos jours, le space ambient s’est fait une « place au soleil », au sein de l’ambient global. Et après Cycliclaw (cf. Kammarheit et autres perles de ce label), le dernier acte majeur de ce courant est le label Cryochamber de Simon Heath, aka Atrium Carceri, dévolu à l’ambient spatial (avec notamment son cycle Signals, écho moderne à la série Immersion de Roach ?) Mais à la fin du siècle dernier, en 1996, The Magnificent Void ouvrait la voie, avec un minimalisme très proche du drone ; à tel point que l’on pourrait tout aussi bien classer cet album en drone ambient. Il s’y ajoute une profondeur tridimensionnelle que n’avaient pas encore les précurseurs (les drones d’orgue et de guitare du Cluster de Moebius et Roedelius en 1971, et quelques autres, dont Alpha Centauri et Zeit, de Tangerine Dream, spatiaux aussi mais bien plus « agités » quant à eux. Ni même, dans les années 80, les premiers essais de drones de Roach cités plus haut). Serait-ce pour une simple question de moyens techniques (samples, échos, réverbs et autres artifices ou traitements numériques non disponibles ou trop peu performants à cette époque ?)
Mais pas d’erreur, drone ou pas, « vide » ou pas, avec The Magnificent Void, l’espace est bien là et s’impose, presque physiquement. De toute l’histoire de la musique électronique, cet album est celui qui a su le mieux « représenter » le vide de l’espace et ce qu’il inspire à l’Homme : une fascination sans limites pour le vaste inconnu, mêlant admiration et terreur mystique. Et il s’agit en cela d’un superbe exemple de « musique représentative » (comme l’ont été en leur temps Les Quatre saisons de Vivaldi), un genre appelé aussi « musique à programme » dans la musique contemporaine. Et Steve Roach, tant qu’à faire, s’est attaqué ici au thème le plus inaccessible, le plus immatériel et irreprésentable au monde : décrire le vide absolu, l’espace profond, et ce avec les sons et les moyens techniques d’avant 2000. Défi artistique et sonore, quasi-mystique, le résultat est une ode et un hommage à ce « non-lieu » invisible et impalpable qui nous entoure de toutes parts et qui nous menace ? Non, qui impose plutôt respect, admiration ou fascination, selon Steve Roach.
Défi impossible à relever ? Tout dépend de la palette de l’artiste et de son angle d’approche. Steve Roach s’est essayé sur ce projet à une transcription musicale d’une sensation inconnue de la plupart d’entre nous, et que pourrait résumer la formule « lost in space » : celle de l’Homme face au vide. Imaginons-nous astronaute en espace libre ou en chute libre infinie (penser à Gravity), confrontés à « tout ce rien » qui nous entoure. Cette musique serait alors une représentation possible du bourdonnement, du drone interne et intense qui envahirait un cerveau humain fasciné, en proie au vertige absolu, fondamental et proche de la panique, dans les circonstances les plus extrêmes que puisse vivre un être pensant : se retrouver face à l’immensité absolue de l’univers, à une vision panoramique et vertigineuse de l’univers tout entier. Un univers sans limites visibles, mentalement et mathématiquement irreprésentable par notre cerveau humain trop limité pour un tel concept.
Le livret nous donne l’une des sources qui a inspiré à Roach cette bande-son dédiée au vide, un extrait de l’essai The Holotropic Mind (1992) du psychologue Stanislav Grof. « One of the most enigmatic of all transpersonal phenomena is the experience of the Void, the encounter with primordial Emptiness, Nothingness and Silence. This extraordinary spiritual experience is of a highly paradoxical nature. The Void exists beyond form of any kind. While being a source of everything it cannot itself be derived from anything else. It is beyond space and time. While we can perceive nothing concrete in the Void there is also the profound sense that nothing is missing. This absolute emptiness is simultaneously pregnant with all of existence since it contains everything in a potential form. » Comme quoi, mieux vaut parler du vide que parler dans le vide, non ?
De même le titre de l’album, un oxymore forcément choisi à dessein, oppose la notion de « vide » et l’adjectif « magnifique », bien plus souvent utilisé dans son acception visuelle. Comment peut-on l’admirer, ce Vide inaccessible à nos sens, sans couleur ni goût ni odeur ni température ni contact d’aucune sorte possible avec lui ? Ici, cette apparente opposition sémantique exprime avant tout la sidération, la vénération et une fascination humaine quasi religieuse et mystique, face à l’irreprésentable et à l’impalpable. Ainsi qu’un certain sens du merveilleux, venant contrebalancer quelque peu le frisson face à ce vertige absolu.
Dans ce vide à la Steve Roach, pas de drones chtoniens underground (souterrains, au sens premier du terme), comme dans les musiques gothiques et dark ambient habituelles. A l’opposé, cette « magnifique bande-son du vide » s’élève vers un « là-haut » inconnu et miraculeux – serait-ce vers le paradis ? Elle nous transporte, nous élève spirituellement comme le feraient les chœurs d’une messe grégorienne. Jusqu’à la montée en puissance quasi mystique, les 20 minutes de la section finale « Altus » (élevé ou profond, en latin) qui sont une élévation fabuleuse depuis les profondeurs (mais lesquelles ? De notre Terre vers un autre monde lointain ?), une transe, un voyage ascendant et glorieux vers un univers secret ou une lumière cachée. « Vers l’infini et au-delà… », comme le déclamait d’un ton martial le « ranger de l’espace » d’un certain film d’animation bien connu.
Malgré des sections et titres intermédiaires, l’album est une longue suite développant en 70 minutes le sentiment de la petitesse absolue de l’Homme face au « deep space », avec ses ambiances lentement évolutives, aussi profondes qu’un chant sacré, et ses pulsations arythmiques semblables au flux de poussée continu d’un propulseur géant. Une sorte de « voyage spatial » de substitution, qui nous est offert via sa seule dimension sonore. Non pas parce que l’espace « ferait du bruit » (nous savons tous qu’il est silence primordial et que, faute d’atmosphère, il ne transmet même pas les sons), mais parce que la cervelle humaine, qui ne peut supporter ni même imaginer la notion terrifiante de « silence absolu », comble par défaut ce vide et se recrée un bruit fantôme. Un bruit qui n’est peut-être que notre propre « bruit de fond interne », celui de nos pensées pétrifiées face à une présence aussi imposante ou (sur le plan physiologique) le bruit ténu du sang circulant dans nos artères ? En tout cas, un son très spécifique, inhabituel dans l’univers ambient jusqu’alors, « creux » (au sens de résonant et spatial), une nouvelle signature de Roach (et aussi reconnaissable que le fameux son de shakuhachi de Vangelis repris par la suite par quantité d’artistes). Comme un prélude aussi à son futur cycle Immersion déjà évoqué.
A l’image de l’espace, le visuel est minimaliste et sombre, d’un pourpre profond « gothique » lugubre, vaguement funéraire, proche du noir absolu et en forme d’œil ouvert sur le vide, à moins que ce cercle géant sur le livret ne symbolise la « forme » de l’univers primordial en expansion et donc, du vide qui le constitue ?
The Magnificent Void est une œuvre magistrale et un archétype du courant ambient, voire l’acte de naissance du space ambient (très proche du dark ambient, pour le vertige et l’effroi qu’elle fait naître). Elle s’écoute comme on plonge… mais vers le haut (ou vers « là-haut » ?), plutôt que vers les profondeurs des Ténèbres. Un voyage conseillé sans modération à tous les amateurs de space opera et de conquête spatiale, en tant que substitut sonore ou lot de consolation à ce voyage véritable qu’aucun d’entre nous ne fera sans doute jamais de son vivant…
Jean-Michel Calvez
Extraits de l’album en écoute ici
1996-2006 : 20 ans déjà !
Merci à Jean-Michel pour avoir eu les mots justes :plonger vers le haut !