Steve Cropper & The Midnight Hour – Friendlytown
Provogue Records
2024
Thierry Folcher
Steve Cropper & The Midnight Hour – Friendlytown
Les légendes, on doit en prendre soin, surtout lorsqu’elles sont encore en vie. Les plus anciens se souviennent certainement de Booker T. And The M.G.’s, cette formation soul instrumentale menée de main de maître par le claviériste Booker T. Jones et au sein de laquelle figurait un certain Steve Cropper. À l’époque de Green Onion (1962), ce fier guitariste de 21 ans se faisait connaître grâce à cet album intemporel, devenu culte de nos jours. Un idéal départ en fanfare pour lancer une immense carrière qui se poursuit encore aujourd’hui avec la parution à 83 ans de Friendlytown, un petit diamant blues et rhythm’n’blues qu’il ne fallait pas louper. Un album passionnant que l’équipe de Clair & Obscur, dans son inlassable travail de prospection, ne pouvait laisser dans l’ombre (merci Fred). Steve Cropper, c’est Booker T. And The M.G.’s, mais aussi le Blues Brothers Band. Vous savez, ce groupe explosif qui avait cassé la baraque en 1978 grâce à une version cinématographique de dingue, menée tambour battant par Dan Aykroyd et John Belushi. À noter que sur la B.O. du film, Steve Cropper, qui se fait appeler « The Colonel », assure des parties de guitare en compagnie de son pote des M.G.’s, Donald « Duck » Dunn à la basse. Mais le fait le plus saillant de son début de carrière fut son implication dans la fameuse écurie Stax pour laquelle il deviendra producteur et principal guitariste maison jusqu’à son départ en 1970. Une période Stax qui lui permettra d’accompagner les plus grands noms de la musique noire américaine de l’époque, Otis Redding en tête. Pour enfoncer le clou, il faut savoir que Steve Cropper est également co-auteur de « In The Midnight Hour », le méga hit de Wilson Pickett enregistré en 1965 et de « Knock On Wood » d’Eddie Floyd sorti l’année suivante. C’est dire le palmarès du bonhomme, alors qu’il n’était pas encore trentenaire. Vous voyez qu’il fallait le soigner, cet artiste hors norme, témoin actif d’un passé à la richesse incroyable.
Après l’aventure Stax et avant d’arriver à Friendlytown, Steve Cropper s’est surtout consacré à son métier de producteur et de songwriter. Il a par ailleurs empilé une belle cargaison d’enregistrements qu’il est bien évidemment impossible de détailler ici. Alors, je me contenterai de signaler ses illustres coopérations avec John Lennon, Ringo Starr, Bob Dylan, Jeff Beck, Elton John et j’en passe. Friendlytown fait suite au remarquable Fire It Up sorti en 2021 et avec lequel il faisait son véritable retour en tant qu’artiste solo. Un album fort bien accueilli par la critique et logiquement nominé dans la catégorie : Meilleur album de blues contemporain aux Grammy Awards de 2022. Sur ce disque figuraient l’excellent chanteur Roger C. Reale, le batteur Nioshi Jackson ainsi que le multi-instrumentiste et producteur Jon Tiven, trois pointures que l’on retrouve en pleine forme sur Friendlytown. La découverte de ce nouveau disque révèle beaucoup de surprises, notamment la présence active de Billy F. Gibbons sur onze des treize titres. Un vrai régal de guitares lead et rythmiques qui va, à coup sûr, ravir les orphelins de ZZ Top. La patte du sieur Billy est toujours aussi fluide et délivre une drôle de sensation de retour chez les barbus texans. C’est particulièrement vrai sur le morceau titre « Friendlytown » qui ouvre le disque. Le rythme est faussement lent et très porteur de cette fameuse danse synchro que Billy Gibbons et le regretté Dusty Hill nous offraient à chaque prestation sur scène. Ce premier morceau nous permet également de faire connaissance avec la voix claire et puissante de Roger C. Reale, qui rappelle un peu celle de Van Morrison, cet autre bluesman blanc de légende. Superbe chanson, bien ramassée et qui lance l’album sur de très bonnes bases.
On le verra, mais dans son écriture, Steve Cropper ne s’embarrasse pas de fioritures, il va à l’essentiel. Tout est formaté pour ne pas perdre l’auditeur et pour fabriquer du blues à la manière des standards des sixties. Une ligne de conduite qui se permet malgré tout de faire preuve de diversité et de nous offrir quelques beaux moments pittoresques. J’en veux pour preuve « Too Much Stress » et son improbable casting. Attendez-vous à de l’inédit et du surprenant ! En effet, ce n’est autre que Brian May, le gigantesque guitariste de Queen qui vient pousser la chansonnette. Et c’est qu’il chante bien le bougre, il aurait même pu faire de l’alternance avec Freddie Mercury (euh… Faut pas rêver). « Too Much Stress » est un tube en puissance, bien carré et suffisamment « rigolard » pour amener le sourire aux lèvres. Le discours est passe-partout, mais tout le monde semble bien s’amuser. En plus, les parties de guitare de Billy et de Brian sont tellement sympas que je ne pouvais pas faire autrement que de vous mettre le clip en fin de chronique. Pour en finir avec les invités, « You Can’t Refuse » s’offre la présence de Tim Montana, jeune guitariste bien connu pour ses accointances avec Billy Gibbons. Pas étonnant donc qu’il fasse partie de l’aventure Friendlytown et se substitue habilement à son illustre collègue sur ce titre bien dans le groove ZZ Top. Pour continuer avec les comparaisons, « Hurry Up Sundown », « There’s Always A Catch » et « In God We Trust » cultivent quant à eux la filiation Blues Brothers avec assez d’énergie pour ressusciter d’intenses souvenirs enfiévrés. Cela étant dit, le disque ne se limite pas à du revival ou à de l’hommage appuyé. On est ici dans du rhythm’n’blues classique et même si les plans sont archiconnus, on a affaire à des chansons inédites et super bien ficelées. En outre, l’enregistrement d’Eddie Gore est sans fioritures et suffisamment propre pour faire plaisir à nos attentes exigeantes.
Vous verrez, chaque chanson est parfaitement mise en scène et s’apparente à un petit voyage à part dans les méandres du blues où se cache la contestation vindicative (« Talkin’About Politics »), la douce passion feutrée (« I’ll Take Tomorrow ») ou encore la magie des hymnes entraînants (« Lay It On Down »). Je ne voudrais pas terminer sans vous parler de « Rain On My Parade », un petit pas de côté absolument délicieux qui prouve à quel point Steve peut s’émanciper du blues traditionnel et nous pondre un truc bien cool et très chantant. C’est « I Leave You In Peace » qui clôt le disque avec cet art de l’organisation qui sait positionner les choses au bon endroit. « Je vous laisse en paix », il s’agit bien là d’un message que Steve Cropper nous adresse comme un au revoir à la fois sincère et conscient du travail accompli.
Friendlytown, un album de blues de plus ? Certainement pas et pour maintes raisons. En particulier, parce qu’on est en présence du légendaire Steve Cropper et qu’il ne faut pas bouder ses apparitions ni son talent inné pour fabriquer des chansons qui font mouche à tous les coups. Mais aussi, parce que ce monument de la musique américaine possède à lui seul la plus belle carte de visite que l’on puisse croiser de nos jours. Et puis, il a encore suffisamment de dynamisme et de bonne humeur – ses interviews sont souvent l’occasion de grosses parties de rigolade – pour rendre l’homme fort sympathique. À propos du disque, il a même ajouté : « If your body is not shaking in the first two bars of this album, you’re already dead in a chair » (Si votre corps ne bouge pas dans les premières mesures de cet album, vous êtes déjà mort sur une chaise). Une annonce pleine de malice pour cet octogénaire qui souhaiterait que l’on se souvienne de lui comme d’un gars sympa (a nice guy) et rien d’autre. À méditer.