Phish – Evolve
Jemp Records
2024
Thierry Folcher
Phish – Evolve
J’aimerais vous parler d’un phénomène. De quelque chose qui fait dire : « Mais comment ai-je pu passer à côté de ça ? » Ce phénomène s’appelle Phish et son dernier album Evolve, sorti à l’été 2024, n’est en réalité qu’un prétexte pour faire connaître le groupe et lui permettre d’entrer dans la belle confrérie musicale de Clair & Obscur. Phish est souvent désigné comme le jam band par excellence. Une constatation que je peux difficilement contredire, tellement ses prestations sur scène sont débordantes de panache, d’improvisations, de communion avec le public et de durées très inhabituelles. Alors, faut-il avoir été biberonné avec les interminables épopées scéniques de Grateful Dead ou de Jefferson Airplane pour pouvoir apprécier la musique de Phish ? Bien sûr que non, car nos gars du Vermont possèdent leur propre identité et puis, ça limiterait beaucoup trop leur auditoire à un public vieillissant. Pas de crainte donc, tout le monde est le bienvenu, à condition de laisser de côté certaines conceptions étriquées et les éternelles attentes de nouveauté, de progression, voire de surprises. Ici, pas question de tout cela, car rien ne ressemble plus à un album de Phish, qu’un autre album de Phish. Et les fans ne demandent que ça. Pour eux, le plus important est de prolonger la fête encore et toujours. Des réjouissances qui durent depuis 1983, lorsque quatre potes de l’université du Vermont ont décidé de s’associer pour fonder ce qui demeure une exception chez les vieux groupes toujours en activité. Je veux parler, bien sûr, de la fidélité. En effet, les quatre membres de Phish n’ont jamais varié et sont toujours les mêmes sur tous les albums enregistrés jusque-là. Chose beaucoup trop rare pour ne pas être évoquée.
Nous sommes donc dans les années 80 et Trey Anastasio à la guitare, Page McConnell aux claviers, Mike Gordon à la basse et Jonathan Fishman à la batterie vont rapidement se faire un nom en écumant tout d’abord les scènes locales, puis petit à petit, celles de tous les États-Unis. Une progression rendue possible à force de travail et grâce à un bouche-à-oreille viral qui plébiscitait leurs spectacles hors du commun. Le mot fête, employé plus haut, n’est pas anodin, car participer à un concert de Phish n’est pas une expérience comme les autres. Plutôt que de vous décrire ce qu’il s’y passe, je vous invite à visionner sur YouTube leurs nombreux exploits scéniques (le plus souvent très bien enregistrés) et vous aurez vite compris de quoi je parle. Les effets visuels époustouflants, les mises en scène théâtrales, les grandes parties de rigolades et les exploits des quatre musiciens m’ont complètement laissé pantois. Il n’y a qu’à voir le public onduler comme un seul homme pour ne pas vouloir plonger avec lui dans ce bain de félicité. Et la musique dans tout ça ? Alors oui, ça brasse large, même si cela reste très américain. Les passages funk, pop, rock, folk, latino, jazz, psychédélique et progressif s’entremêlent sans heurts grâce à un étonnant savoir-faire à toutes épreuves. Ce que je trouve formidable, c’est l’unité du son et l’habileté des alternances guitares/claviers, quel que soit le style joué. Cela peut paraître un peu toujours pareil par moments, mais il faut prendre ces longs développements comme un mantra musical qui vous enveloppe et vous fait décoller instantanément. En revanche, si vous aimez les hits tapageurs ou les formatages rassurants, vous risquez d’être déçus. La plupart du temps, c’est du délire, de la transe et de la franche déconnade à tous les étages.
À présent, il serait peut-être temps de parler de Evolve et de son heure de musique pleine de gaieté. Pourquoi de gaieté ? Tout simplement parce qu’hormis l’absence d’applaudissements, on a l’impression d’écouter un disque live, à la fois libéré des habituels carcans studio et très orienté plaisir à partager. À noter aussi que pour cet album, le quatuor a réenregistré plusieurs titres de Lonely Trip et de Mercy, les onzième et douzième albums solo de Trey Anastasio publiés en 2020 et 2022. Et c’est parti ! La mise en route se fait en douceur au rythme chaloupé de « Hey Stranger » qui rappelle les irrésistibles cadences funky chères à Steely Dan. Une chanson classique dont les paroles très hippies rajoutent ce qu’il faut de bienveillance pour rallier encore plus de suffrages. La recette est éprouvée, certes, mais demande une sacrée dose de feeling et d’imagination pour ne pas tomber dans le quelconque. Les petits gimmicks à la guitare et aux claviers sont des atouts considérables capables de changer une chanson banale en véritable épopée fantastique. Et ce sera le cas sur tout l’album. L’apparente facilité cache une extraordinaire capacité à mettre tout en œuvre pour que la musique atteigne sa cible. Et c’est le cas sur le titre suivant « Oblivion » qui verra Trey Anastasio et Page McConnell rivaliser de talent pour nous rappeler que Santana fait bien partie des belles influences de Phish. Ensuite, le morceau titre « Evolve » nous propose un très entraînant discours folk sur l’évolution chère à Charles Darwin. Les idées et les paroles de Phish sont certes importantes, ne serait-ce que pour comprendre l’état d’esprit du groupe, mais c’est loin d’être le plus important. Et si vous n’êtes pas très à l’aise avec l’anglais, sachez que la musique, souvent dominante, transportera assez de bonnes vibrations pour vous satisfaire.
Le problème avec Phish, c’est que l’on subit son attitude marathonienne lorsqu’on se met à parler de lui. J’ai vraiment le sentiment que je pourrais écrire des pages et des pages sans devoir trouver cela pesant. Néanmoins, je pense à vous et je tiens à vous garder éveillés. Donc, pour résumer, voilà un début d’album plutôt classique et attrayant dont la suite ne fera que prolonger ce contexte rassurant et captivant. Écouter Evolve sera l’occasion de vivre toutes sortes d’expériences variées comme les rythmes et les solos soutenus de « A Wave Of Hope » et de « Life Saving Gun », l’étrange reggae de « Pillow Jets », le joli calypso de « Ether Edge », ou encore la douce ballade de « Lonely Trip ». À chaque fois, des ambiances et des histoires familières qui nous touchent, nous séduisent et deviennent vite indispensables. L’interprétation est de très haut niveau, notamment le chant de Trey, beaucoup plus travaillé qu’il n’y paraît. Il devient même émouvant lorsque le sujet tourne autour d’un vécu tourmenté, comme sur le troublant « Monsters ». Sans vouloir faire offense aux autres musiciens, il faut bien reconnaître que l’emprise de Trey Anastasio sur Phish est incontestable. C’est lui qui écrit la plupart des textes et des musiques et qui s’exprime le plus souvent en solo. Cela ne l’empêche pas de lâcher du lest comme sur « Human Nature » qui donne la parole au bassiste Mike Gordon dans un registre ultra-funky qui lui va comme un gant. La fin de Evolve se fera plus légère et particulièrement bien enrobée de cordes. « Valdese » et « Mercy » vont donc conclure (de façon un peu trop pop à mon goût) cet album vite enregistré (une semaine à peine), mais de très, très bon niveau.
Phish est l’un des plus vaillants spécialistes de la scène américaine avec à son actif pas moins de 13 albums live officiels et 27 live Phish series. Autant vous dire que les passages en studio sont scrutés à la loupe par tous ceux qui veulent découvrir le groupe dans un environnement plus intime et peut-être, mieux cerner le travail des quatre musiciens. C’est pour cela que Evolve et tous ses prédécesseurs valent vraiment la peine d’être écoutés. Ce dernier témoignage studio n’est pas révolutionnaire, mais il démontre la capacité du groupe à maîtriser des formats courts tout en restant fidèle à ses principes. Phish est une institution aux États-Unis qui remplit régulièrement les plus grandes arènes du pays (en particulier, la fameuse Sphère de Las Vegas) et trouve un public fidèle qui n’hésite pas à les suivre sur toute une tournée. La phishmania existe bel et bien et ne demande qu’à s’accroître. C’est à vous de voir.