Neurosis – A Sun That Never Set
Neurosis
Neurot Recordings
« A Sun That Never Sets » est grand. Grand dans sa forme, son attirance, son mystère, son aura faite de serpentins lumineux et autres magma d’aplats de couleurs biologiques. « A Sun That Never Sets » crée un trou, virtuel, matériel, psychologique et sensoriel, et un ensemble séparés en agrégats sommaires. Un système de formation invisible. Tu ne regardes pas, tu ne dois pas, mais tu vois, il le faut, ça s’agite, ça grouille, ça vie de partout. Tu ne peux le nier, c’est simple, évident. Quand la bande, ou « tribu » d’Oakland entre en action, on ne sait pas si c’est du bois que l’on sent brûler, crépitant, craquant sans cesse au milieu de volutes de fumées, ou des cigarettes et autres herbes hallucinogènes. Neurosis convoque les éléments, eau, feu, terre et air dans un ballet cosmique sur Terre, danse chamanique au milieu du désert faisant tomber la pluie, remuant le sable. Pour cela, Steve Albini, le producteur binoclard, remet le couvert. On ne remerciera jamais assez la participation du bonhomme à l’élaboration sonore du groupe. Ce son de batterie hantera à jamais la vapeur de souffre des oreilles les plus aguerries.
Mais « A Sun That Never Sets » est un périple. Une angoisse sourde, prégnante, accrocheuse comme une herbe folle, un sentiment désespéré qui charrie des hectolitres d’équations abstraites. C’est physique, mental aussi. C’est une musique qui touche aux tripes, remue le subconscient, arpèges voluptueux sur un tapis de sonorités soufflées, voix chaudes et mélancoliques des deux compères Steve Von Till et Scott Kelly. Ces deux loulous, ils font danser les éléments, ils savent le faire. Seuls ou accompagnés, il se laissent porter par les voix, leur recueillement, tristesse et colère. Simplicité du geste, des notes. Songe de pierres millénaires. Les yeux se ferment, les riffs se dessinent, lourds, denses, haptiques. Mes doigts qui se posent sur un manche invisible. Ce n’est pas un brouillard, c’est une vision du plus profond de mon être. Angoisse, peur en une forme noire et grouillante qui sort de la gorge. Ainsi vient le voyage, un visage qui sort de l’eau, quitte le courant de la rivière, des flammèches zigzaguant au gré des brises.
Du temps, il faut le prendre au lieu de le gagner. Ces lignes, il faut les digérer, les comprendre, les sentir. Ça s’apprivoise, ça se décante. Ça ne t’arrive pas en pleine face, c’est à toi de t’en prendre plein la gueule et de l’assumer. Neurosis évite désormais la confrontation. C’est un fait. C’est à celui qui l’écoute de se faire son propre combat. Car, oui, et encore oui, Neurosis EST combat. Milliers et milliers de kilomètres parcourus. Sensation de revoir Blueberry, le film, Juliette Lewis en moins, myriade composites de formes géométriques variables en construction constante. Plus on écoute, plus on se fait sa propre architecture lumineuse. Rouge, noir, jaune ? Boaf, rien à foutre. Reste ces titres, tribalisants, psychédéliques, énervés, tristes à ramper sur le sol, pleurant leur race. On ne ressort pas un titre, mais un album. Compact, nébuleux, livrant ses secrets comme on ouvre un tiroir caché. Des écoutes, transformant une simple galette en compagnon de route, Kerouac rencontrant Castaneda, main dans la main, dans un paysage industrialisé préparant leur saut du haut d’une falaise.
Neurosis défriche le terrain, c’est le sien. Sorciers d’un autre temps dans une époque contemporaine, recherchant un dieu qui n’existe pas et qui n’existera jamais. « A Sun That Never Sets » est grand, je le disais au début, très grand. Parfois, je voudrais être un corbeau et parcourir le ciel, et mes tatouages feront trembler la Terre.
Jérémy Urbain (9,5/10)
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