La Saga Kraftwerk
Frédéric Gerchambeau
La Saga Kraftwerk
En quelques albums parus au cours de la deuxième moitié des années 70, Kraftwerk a acquis une aura et une influence telles que certains pensent qu’elles égalent voire dépassent celles des Beatles. En effet, les retombées de leurs mélodies ont été si considérables sur la musique pop/rock/électronique des quarante dernières années qu’on ne tente même plus de dénombrer les groupes qui doivent quelque chose à Kraftwerk dans leur façon de faire de la musique et de la penser. Pourtant, Kraftwerk est un groupe presque immobile sur scène, aussi secret que possible et dont on parle d’ailleurs peu en dehors du cercle de leurs fans. D’après leur propre définition, ce sont juste des travailleurs oeuvrant jour après jour dans leur studio. Comment des musiciens aussi discrets et menant une existence aussi conventionnelle ont-ils pu chambouler à ce point la musique moderne ? Dans un effort d’explication, essayons-nous à un bref résumé de la saga Kraftwerk.
Organisation, l’avant-Kraftwerk
Disons-le tout de suite, Kraftwerk c’est d’abord deux amis, Ralf Hütter et Florian Schneider-Esleben, et le fruit de leurs visions ainsi que de leur talent commun. Mais ce n’est pas tout. Car entre aussi en ligne de compte, au moins au départ, l’atmosphère d’une Allemagne qui se transforme et se reconstruit peu à peu après une terrible guerre et l’empreinte d’une jeunesse allemande qui se cherche encore à l’aube des années 70. Nés respectivement à Krefeld le 20 août 1946 et à Bodensee le 7 avril 1947, Ralf et Florian se rencontrent sur les bancs de la Kunstakademie de Remschield, près de Düsseldorf et deviennent très vite inséparables. Le premier joue du piano tandis que le second étudie la flûte et tous les deux sont des passionnés de free-jazz et de musique contemporaine. Ils sont à la fois très conscients de l’écrasante emprise de la musique et de la culture américaine à cette époque et très réceptifs à tous les efforts faits par certains musiciens allemands pour résister à cette influence envahissante. Ils se disent qu’après tout l’Allemagne est riche d’une histoire culturelle et musicale exceptionnelle et qu’il serait intéressant de profiter de cet inestimable héritage tout en regardant vers la modernité et le futur.
Certains font de leurs tout débuts discographiques une sorte d’anecdote, un brouillon à vite oublier. C’est aller un peu rapidement en besogne. Car non seulement ces débuts font intégralement partie de leur histoire, mais ils permettent en plus de comprendre beaucoup de la suite. Leur premier groupe (en commun, il faut le préciser) fut donc Organisation, fondé en 1968. Ce nom sera d’ailleurs, sans hasard aucun, celui d’un des meilleurs disques d’Orchestral Manœuvre In The Dark. Ralf à l’orgue électrique et Florian à la flûte, ils sortent au début de l’année 1970, assistés de Basil Hammoudi aux percussions, de Butch Hauf à la basse et de Fred Monicks à la batterie, le seul disque de cette formation (qui au cours de son existence passée s’était d’abord appelée The Phantoms – déjà avec Ralf Hütter aux claviers – puis Rambo Zambo Bluesband et enfin Bluesology), un opus où un parfum de free-jazz flirte avec le psychédélisme et des improvisations follement débridées. « Tone Float », le titre qui donne son nom à l’album, est déjà à lui seul tout un symbole, une « planerie sonore » donc, et tout un programme, car ce titre foisonnant fait à lui seul une bonne vingtaine de minutes.
A priori, nous sommes très loin du futur Kraftwerk. En fait, oui et non. Certes, difficile de voir dans cette première oeuvre les harmonies élégamment rythmées et joyeusement modernistes que feront nos deux compagnons plus tard. Ralf et Florian cherchent encore le moyen exact de mettre en musique ce qu’ils ont dans leurs pensées et dans leurs rêves. Mais remarquons que le nom du groupe porte déjà la marque de fabrique du futur groupe, l’esprit d’ordre et de système (« Au-delà d’une personne, il faut une organisation. », dixit Ralf Hütter). De plus, ce disque montre bien le caractère à la fois profondément libéré de toute contrainte et en constante recherche du duo Ralf/Florian.
Un premier album appelé… Kraftwerk
Organisation ne durera pas. Quelques mois à peine après « Tone Float », nos compositeurs associés vont sortir un nouveau disque. Mais cette fois tout a changé. Ils ne s’appellent plus Organisation mais Kraftwerk et ne sont plus que deux, hormis Andreas Hohmann et Klaus Dinger qui se partagent les parties de batterie. Que s’est-il passé ? Notre duo a très vite compris qu’au sein d’un groupe qu’ils n’avaient pas fondé, ils ne faisaient que diluer et dénaturer leur idée de la musique. Ils se séparent donc de leurs anciens compagnons et décident désormais de composer seuls, sans aucune influence extérieure. Ils changent aussi le nom de leur groupe et se choisissent un nom typiquement allemand, Kraftwerk, la Centrale Électrique. Pourquoi ce nom ? A cette question, le groupe a beaucoup évoqué la proximité presque familière de cette fameuse centrale électrique. Mais il est plus probable qu’ils ont voulu à la fois marquer leur fierté d’être allemands, ce qui était loin d’être courant à l’époque, et d’être quelque part les continuateurs d’Andy Warhol qui prenait des objets courants et les élevait au rang d’œuvres d’art. Le duo, beaucoup plus facétieux et versé dans la franche rigolade que ce que laisserait à penser leur musique, a même avancé un jour une raison des plus amusantes pour le nom de leur groupe : tout un tas de panneaux d’indicateurs annonçant, autour de Düsseldorf, cette centrale électrique, pourquoi ne pas se choisir un nom que des milliers de conducteurs auraient devant leurs yeux tous les jours, comme autant de publicités permanentes et gratuites pour leur groupe ?
Quoi qu’il en soit, la musique de ce premier album de Kraftwerk, baptisé tout simplement « Kraftwerk« , diffère radicalement du précédent opus du duo. Là où tout changeait incessamment au gré des improvisations, tout est maintenant mesuré et parfaitement contrôlé. Là où l’exploration du son et du rythme était libre et sans direction, tout est maintenant systématiquement balisé et planifié. Mais surtout, Kraftwerk abandonne tout repère connu pour se forger une toute nouvelle profession de foi. L’immersion totale, assumée et affirmée dans un quotidien à la fois banal et transcendé. A l’image de ce cône de signalisation routière qui s’affiche sur la couverture du disque, à la fois commun et réinventé en tant que logo visuel du groupe.
Ce premier opus de Kraftwerk, sans concession aucune à quelque esprit commercial que ce soit, est aussi tout à fait dans l’optique de ce que fera le groupe plus tard. Il débute l’exploration méthodique et minutieuse des rapports et des interactions pouvant exister entre l’électricité et la musique. Kraftwerk y joue déjà plus du studio que d’un quelconque instrument. Et, de fait, les instruments n’y sont plus considérés en tant que tels. Ils ne sont plus que des générateurs de sons mis au service d’une idée, d’un concept. Les instruments ont diparus, Ralf et Florian n’existent plus. Seul reste Kraftwerk.
Un titre survole ce premier album, c’est « Ruckzuck ». Il est déjà symptomatique du goût prononcé de Kraftwerk pour les mélodies simples et les rythmes dansants. C’est le premier titre du premier album de Kraftwerk, et on peut sincèrement penser que toute l’évolution ultérieure du groupe peut être comprise à partir de ce seul morceau.
« Kraftwerk 2 », dans la douleur
Le deuxième disque de Kraftwerk, sorti tout juste un an plus tard, sera le prolongement de leur premier opus. D’ailleurs pour bien indiquer cette continuation, il a été baptisé « Kraftwerk 2 ». Dit de cette manière, cela semble tout naturel. Et pourtant, entre les albums « Kraftwerk » et « Kraftwerk 2 », énormément d’événements se sont succédés. A tel point même que l’album « Kraftwerk 2 » a bien failli ne jamais voir le jour ou être totalement différent de ce qu’il est. En effet, suite au relatif succès de « Kraftwerk » et pensant déjà à un deuxième opus, Ralf et Florian se sont laissés aller à entrer en contact de temps en temps avec d’autres musiciens allemands dans la perspective de reformer un vrai groupe. Il faut dire que le Düsseldorf de l’époque est en constante ébullition musicale et recèle alors d’un très grand nombre de musiciens très talentueux et toujours à la recherche d’opportunités d’expériences musicales nouvelles. C’est ainsi qu’ils font la connaissance de Michael Rother, un guitariste aussi doué que large d’esprit, et qu’ils lui proposent tout de suite d’entrer comme quatrième homme du groupe qu’ils forment alors avec le batteur Klaus Dinger. Mais pendant que Michael Rother réfléchit à cette offre, Ralf, en brouille avec Florian, claque la porte et quitte Kraftwerk. C’est donc avec les seuls Florian Schneider et Klaus Dinger que Michael Rother officiera au sein d’un Kraftwerk qui adoptera pendant cette période un son extrêmement radical, brut et primitif. Cependant l’entente n’est pas complète entre Florian Schneider et les deux autres musiciens, ceux-ci ayant des approches musicales et sonores par trop différentes, et le groupe éclate à nouveau, Florian restant seul tandis que Klaus Dinger et Michael Rother s’en vont pour former leur propre groupe, NEU !. Ralf revient finalement auprès de Florian et c’est à deux qu’ils reforment Kraftwerk.
Le deuxième disque du groupe, qui s’appelle donc « Kraftwerk 2 » comme nous l’écrivions plus haut, commence par « Klingklang », une musique à l’atmosphère superbe, et une musique longue aussi, puisqu’elle couvre presque toute la première face de l’album. Interrogeons-nous sur la disparition dans ce titre d’un vrai batteur humain, remplacé par une boîte à rythmes. Simple recherche d’un nouveau son, plus moderne ? Volonté de s’affranchir de toute autre aide extérieure pour se mieux se concentrer sur la dualité Ralf/Florian ? Oui, mais pas seulement. Le duo joue avec une boîte à rythmes de la même manière qu’il jouerait en trio. La boîte à rythmes est devenue, le temps d’une musique, un membre du groupe. Mieux même, le duo épouse le rythme de la machine pour mieux se fondre à elle, en elle. Le duo épouse la machine devenue membre du groupe. Où est l’homme ? Où est la machine ? Le concept de l’homme-machine est déjà là. Cette idée est d’ailleurs renforcée par le fait que la couverture intérieure du disque présente des photos des deux musiciens de la même manière qu’elle présente des photos d’instruments de musique, comme si les instruments faisaient partie du groupe.
Peut-être est-ce même là la véritable naissance de Kraftwerk en tant que tel, dans une musique qui s’étire, qui prend son temps, au rythme subtilement dansant et à la mélodie simple et accrocheuse, où des hommes se transforment en machines et une machine en homme. Il ne faut peut-être pas chercher plus loin pourquoi leur futur studio-laboratoire s’appellera justement Kling Klang.
« Ralf & Florian », dans la douceur
Le troisième album de Kraftwerk sera « Ralf & Florian ». Il s’agit là encore d’un revirement total. Après la fusion dans un groupe et après le groupe impersonnel, notre duo apparaît enfin au grand jour. Mais attention, ce n’est pas « Ralf Hütter & Florian Schneider », c’est juste « Ralf & Florian », vous saisissez la nuance ? Avant, ils avaient tout juste un nom comme une machine porte un numéro et maintenant ce sont nos meilleurs copains. Mais, fidèles à leur humour subliminal, le sympathique duo de potes « à la vie, à la mort » que nous présente la pochette de l’album nous réserve une petite surprise. Sur la photo en noir et blanc où les deux musiciens sont côte à côte, dans un réjouissant style années 50, les noms de ceux-ci sont écrits en petits caractères sous chacun d’eux, comme s’il s’agissait d’une vieille photo d’archive présentant, dans un cliché d’éternité, deux anciens prix Nobel en musique. Cependant la photo qui est au dos de la pochette du disque a quelque chose d’à la fois plus moderne et de plus intemporel : notre duo de potes qui sont nos copains dans leur studio. Elle montre clairement la dualité Yin et Yang de notre duo. Ralf n’a que deux instruments aisément indentifiables, un orgue et un Minimoog, tandis que Florian, est entouré d’instruments et d’appareils étranges. Ralf joue les mélodies et Florian les habille. Ils sont complémentaires et indissociables.
D’un point de vue musical, « Ralf & Florian » est aussi une transformation complète. Quelle fraîcheur dans cette musique ! Quelle sublime simplicité dans les mélodies ! Et quelle joliesse dans les arrangements ! Apparemment les deux ans qui séparent « Kraftwerk 2 » de « Ralf & Florian », sorti en 1973, ont largement été mis à profit pour approfondir les compositions du groupe et pour améliorer l’habillage tant sonore qu’harmonique de chacun des titres. C’est flagrant. Kraftwerk est nettement passé à l’échelon supérieur.
Pourtant, visiblement une autre révolution se prépare déjà. Car si le son du Synthi A, le synthétiseur qui est posé devant Florian, est bien présent sur l’album, il est par contre difficile de déceler quelque chose du son pourtant typique du Minimoog, le synthétiseur posé à la gauche de Ralf. Il est donc à supposer que Ralf cherchait encore à en maîtriser les subtilités avant de réellement l’utiliser sur un prochain album.
Notons également que « Ralf & Florian » comprend, comme les deux albums précédents, « son » morceau dansant, qui s’appelle… tiens, tiens, tiens… comme c’est étrange… justement « Tanzmusik » (musique pour danser)… Quelle joie dans cette musique ! Quel pur bonheur ! Sans compter que c’est la première fois où l’on entend les voix de nos deux compères. Certes ils ne chantent pas (encore), mais déjà ils chantonnent.
Impossible aussi d’évoquer « Ralf & Florian » sans parler de l’inénarrable « Ananas Symphonie ». Oui, avant de faire « The Model », « It’s More Fun To Compute », et autre « Musique Non Stop », Kraftwerk nous a d’abord transporté sur des îles imaginaires où ne règnent que le soleil, les vagues et leur musique. Un total dépaysement de près de 14 minutes, précédées par… une voix passée dans un vocodeur. Une autre première pour le duo, qui décidément cherchait, si j’ose dire, toutes les voies pour faire entendre leurs voix…
« Autobahn », une autoroute vers la gloire
… Et leurs voix, ils allaient les faire entendre ! Bientôt, à peine un an plus tard, une bonne partie de la planète chanterait, et pour longtemps, « Wir fahr’n, fahr’n, fahr’n auf der Autobahn…. » Car en 1974 sort « Autobahn », l’album qui allait vraiment faire connaître Kraftwerk au monde. Toutefois, entre la fin 1973, date de sortie de « Ralf & Florian », et la fin 1974, date de sortie de leur quatrième opus, « Autobahn », que de changements encore ! D’abord Kraftwerk prend réellement le virage de la musique électronique. Certes sur « Autobahn » tout n’est pas encore entièrement joué sur des synthétiseurs, cependant il est clair que le pli est pris et que c’est désormais la voie que le groupe choisira d’explorer. Mais ce qui est déjà frappant sur cet album, c’est la soudaine et incroyable maîtrise acquise par Kraftwerk dans l’utilisation du Minimoog, dont ils arrivent, et c’est encore plus extraordinaire, à tirer des sonorités que personne n’avait songé à exploiter avant eux. L’autre gros changement sur « Autobahn », c’est que Ralf et Florian ne jouent de nouveau plus seuls. Et les deux musiciens qui les accompagnent ont de quoi étonner. C’est d’abord Klaus Roeder, un guitariste/violoniste qui se joint au duo. Puis c’est Wolfgang Flür, un percussionniste qui vient prêter main forte pour l’enregistrement du nouvel album. Kraftwerk devient-il pour autant un quatuor ? Difficile de le dire. Roeder et Flür ne font pas vraiment partie du groupe tout en faisant partie. Toujours est-il que c’est à quatre qu’ils vont marquer l’histoire de la musique moderne avec « Autobahn », le titre et l’album.
Une portière de voiture qui claque, une voix vocodeurisée qui prononce lentement « Au-to-bahn… Au-to-bahn… », puis un rythme synthétique qui introduit le plus long poème musical jamais dédié à la route et à la voiture (plus de 22 minutes), voilà qui ce qui a secoué à la fin de 1974 le petit monde du rock et de la pop, surtout que les responsables de ce séisme n’avaient même pas pris la peine de chanter leur hymne en anglais… Non, non, non, c’était bien de l’allemand !
Car, oui, Ralf Hütter a enfin pris la décision de chanter. Oui, oui, de chanter vraiment. Finis les chantonnements de l’album précédent, dépassée la voix passée au vocodeur, Ralf chante ! Et cela change tout. Car dès lors, « Autobahn » n’est plus un morceau de plus de Kraftwerk, il est même leur meilleur. C’est une chanson ! Avec peu de paroles, je vous l’accorde, défiant les conventions habituelles du genre, je vous l’accorde aussi, mais c’est bel et bien la première chanson de Kraftwerk. Et c’est peut-être cela le plus important changement dans cet album, le fait que la nature même du groupe était en train de changer. D’un simple groupe de musiciens défendant une conception radicale des rapports entre la musique et la modernité, ils étaient en passe d’acquérir une nouvelle dimension sans pourtant quitter la première, celle d’un groupe pouvant composer des chansons à succès. Et je crois que toute la particularité de Kraftwerk est résumée là. C’est que sans jamais abandonner ce formidable acquis expérimental et technique, sans avoir jamais été autrement que profondément eux-mêmes et sans jamais avoir consenti à la moindre facilité, ils sont devenus à la fois connus par leurs chansons et ont incarné une influence majeure pour toute une génération de musiciens.
« Radio-Activity », osé, poétique… et incompris
Qu’allait faire maintenant Kraftwerk après être subitement passé de l’ombre à la lumière ? Le groupe continue tranquillement son petit bonhomme de chemin, mais avec des moyens financiers bien plus considérables et une indépendance encore plus affirmée. En effet, « Autobahn » a été très bien reçu aux États-Unis et un peu partout en Europe, ce qui a permis au groupe de gagner assez d’argent pour se permettre d’investir dans de nouveaux instruments électroniques et même de se construire un vrai studio de répétition et d’enregistrement, Kling Klang. Pour Kraftwerk, c’est une avancée décisive. Car le groupe n’a plus désormais à dépendre de la disponibilité ou non d’un quelconque studio d’enregistrement extérieur, mais surtout ses membres deviennent occupants permanents de leur propre studio et ceci gratuitement. Le rêve ! Et c’est aussi le début d’une autre mutation fondamentale du groupe. De musiciens, ils deviennent des « joueurs de studio » et adoptent désormais un rythme de vie peu commun pour un groupe. Cinq ou six fois par semaine, ils se rendent à Kling Klang comme on se rend sur n’importe quel autre lieu de travail, expérimentent, composent et improvisent de 17 heures à minuit, pour souvent finir la nuit dans une discothèque, comme de bons copains se retrouvant en boîte après une bonne journée de boulot. Ralf Hütter finira même par déclarer : « Nous ne sommes ni des artistes, ni des musiciens. Nous sommes des travailleurs.«
Accentuant également leur virage vers une production musicale totalement électronique, Ralf et Florian se séparent de Klaus Roeder, leur guitariste/violoniste, pour accueillir dans le groupe un autre percussionniste, Karl Bartos. En effet, le seul duo Ralf et Florian ne fait pas très « groupe ». Par contre le nombre de quatre permet des combinaisons visuelles très intéressantes sur une scène. Et apparemment, l’aspect de deux percussionnistes entourés de deux synthétiseuristes a franchement leur faveur de par son rendu très symétrique, sans compter la suave dualité musiciens « actifs » (les deux percussionnistes)/musiciens « passifs » (les deux synthétiseuristes). Il est à noter encore que l’ajout d’un deuxième percussionniste tend déjà à faire penser que Kraftwerk a l’intention de produire désormais une musique sensiblement plus rythmée.
Le résultat de tous ces changements sera « Radio-Activity », paru en 1975, un subtil mélange entre les thèmes de la communication radiophonée et de l’énergie nucléaire. Et aussi un disque se partageant d’une manière harmonieuse entre une certaine forme de musique pop et la musique la plus complètement contemporaine. « Radio-Activity » sera également le chant des ondes autant qu’il sera celui les ondes du chant. Car dans ce nouvel opus, Kraftwerk chante plus que jamais et sur tous les tons. Et ils sont même si dirigés maintenant vers le chant, et plus exactement vers le champ de la chanson pop, qu’ils placent sur le début des deux faces de l’album une chanson bien balancée et facile d’accès pour un public encore non averti.
Simple stratégie commerciale ? Pas si sûr. Car outre que le reste de l’album n’a rien de très « commercial », au contraire, ces deux titres semblent plutôt être des moteurs pour propulser l’auditeur vers des musiques plus expérimentales ou plus conceptuelles. « Radio-Activity » représentera un vrai pas « vers le futur » pour Kraftwerk. Car toute notion d’instrument acoustique est désormais bannie de leur univers. Ce sera leur premier opus entièrement dévoué à l’électronique pure et sans concession. Normal dès lors aussi qu’ils utilisent le thème de la radio, un des appareils les plus électroniques qui puisse être, pour ouvrir leur ère exclusivement synthétique.
A remarquer tout particulièrement « Antenna », où Kraftwerk adopte une rythmique qui n’est pas sans rappeler quelque part celle d’un rock du meilleur aloi. Étonnant ? Pas vraiment. Ralf et Florian, bien que versés à présent dans les mélopées électroniques, ont toujours été de grands fans des groupes de rock. Alors pourquoi n’auraient-ils pas composé leur propre rock, version synthétique ? Non, ce qui est vraiment étonnant, c’est que ce titre n’ait jamais été joué sur scène. Il se contentera de faire la face B d’un 45 tours qui aura « Radioactivity » pour face A.
« Radio-Activity » n’aura pas le même succès qu’ »Autobahn ». Enfin, disons que son succès sera inégal. Aux États-Unis et en Angleterre, où Kraftwerk avait fait une percée fulgurante avec son album précédent, « Radio-Activity » est un omni (objet musical non indentifié) incompréhensible. Par contre, en France et en Allemagne, ce nouvel album est nettement mieux accepté par un large public malgré une presse qui ne saisit rien à ce qu’elle considère comme un déferlement de « Tschhhhhh ! » et de « Tsooooiiing ! ». Enfin, soyons honnêtes, c’est surtout le 45 tours « Radioactivity/Antenna » dont nous venons de parler qui connaîtra un beau succès. De fait « Radio-Activity » restera toujours l’album méconnu, voire « maudit », de Kraftwerk, attendant d’être enfin considéré à sa juste valeur. C’est à dire, selon beaucoup d’oreilles averties, celle de l’album le plus osé et le plus poétique du groupe.
« Trans-Europe Express », en train vers la légende
Un jour, en séjour à Paris, Ralf et Florian cherchent un endroit agréable où prendre un bon repas. Paul Alessandrini, un ami intime du duo, leur suggère le « Train Bleu », célèbre restaurant situé à l’intérieur de la Gare de Lyon. Et pendant le repas, la discussion aborde tout naturellement le thème des trains et des voyages ferroviaires, s’arrêtant un moment sur le thème plus particulier du Trans-Europe Express. C’est ainsi que naîtra l’idée chez Kraftwerk de centrer leur prochain album autour de ce train, opus qui verra le jour en 1977. Mais si, à cause de son nom même, « Trans-Europe Express », semblera a priori n’être qu’un hymne aux trains, il conviendra de noter deux titres, et pas des moindres, sans rapport aucun avec les voyages ferroviaires, « The Hall Of Mirrors » et « Showroom Dummies », le premier traitant du regard qu’une star peut porter sur elle-même, thème assez étonnant de la part d’un groupe comme Kraftwerk, et le second évoquant la vie secrète des mannequins d’exposition qui vont danser en boîte à la nuit tombée, une allusion à peine voilée au groupe lui-même.
Mais revenons sur le thème du train, qui est tout de même au centre de cet album. Il est d’abord développé sur la première face de l’album au long d’un superbe « Europe Endless », véritable ode à l’Europe, qui tendrait à faire penser que derrière le thème du « Trans-Europe Express » se cacherait le thème encore plus essentiel de l’Europe elle-même, d’une Europe unie, paisible et sans limite. Le thème du train revient ensuite occuper les deux premiers tiers de la deuxième face de l’album en une longue suite de deux titres enchaînés et qui pratiquement n’en forment qu’un, « Trans-Europe Express » et « Metal On Metal ». Cette suite se présente d’ailleurs sous la forme d’une dualité, « Trans-Europe Express » étant chanté et « Metal On Metal » étant entièrement instrumental. Les paroles de « Trans-Europe Express » sont d’ailleurs à écouter de près, car elles évoquent entre autres choses Iggy Pop et David Bowie, preuve encore que Kraftwerk est très attentif aux musiques qui sont jouées partout dans le monde, notamment à la musique rock, et qu’ils ont lié amitié avec certains des chanteurs parmi les plus en vue de ce style de musique a priori éloigné du style de musique de Kraftwerk. A noter le très envoûtant « Franz Schubert » qui clos presque cet opus, à première vue très ciblé, mais en réalité tout à fait multiple dans ses thèmes et ses atmosphères.
« Trans-Europe Express » aura un retentissement considérable. Car, outre le fait qu’il fut le premier album de Kraftwerk véritablement abordable dans son intégralité par un public relativement non-initié, il séduira aussi par ses superbes mélodies, ses rythmes audacieux et son élégance. Ainsi, devenu légendaire pratiquement dès sa sortie, « Trans-Europe Express » ne cessera d’être pris comme modèle ou purement et simplement copié, voire même samplé, la plus célèbre fois étant par Afrika Bambaata pour son « Planet Rock ».
« The Man-Machine », la perfection
A peine un an plus tard, en 1978, paraîtra « The Man-Machin », possiblement le plus parfait des albums du groupe, tant musicalement que conceptuellement. Et aussi le plus proche aussi de la propre idée que Ralf et Florian se font d’eux-mêmes en tant que « joueurs de studio » : des « hommes-machines ». Cet album est donc un aboutissement, mais aussi, et en même temps, un nouveau saut qualitatif. Car chacune des sonorités de synthétiseur y est parfaitement maîtrisée, sans pour autant que l’ensemble de l’album en devienne froid ou désincarné pour autant. Bien au contraire, le son n’y a jamais été aussi fluide, subtil et mouvant. De plus, chacune des chansons ou des compositions est parfaitement mise en lumière, et donc même si « The Man-Machine » ne comporte que 6 titres, tous y sont essentiels, indispensables et centraux. A remarquer que chacune des faces du disque est structurée de la même manière, dans une stupéfiante symétrie : un titre rapide traitant du travail, un titre plus lent traitant d’une forme éthérée et lumineuse de la modernité, et enfin un titre encore plus lent encore, voire vaguement évanescent, traitant du parallèle entre l’homme et la machine. Car sous l’apparence d’une gentille bluette, « The Model » évoque tout de même en transparence ces femmes que l’on transforme en « travailleuses de la beauté » (qu’il soit rappelé que le terme « robot » signifie tout simplement « travailleur »). Et car, également, les ouvriers du célèbre film de Fritz Lang, « Metropolis », ne sont pas mieux considérés que s’ils étaient de simples machines.
Bien sûr, Kraftwerk nous ayant maintenant habitués à placer au début de chaque face de ses albums les titres qu’ils voient comme les titres phares, c’est donc vers « The Robots » et « The Model » qu’il faut se tourner. En ce qui concerne « The Robots », les choses sont évidentes. C’est l’aboutissement du concept déjà évoqué par Ralf Hütter plus haut, « Nous ne sommes pas des musiciens, nous sommes des travailleurs » (traduire : des robots). Cela est encore plus flagrant quand on sait que le groupe est dès lors remplacé sur scène, à certains moments, par quatre robots dansant au rythme de la musique.
Le cas de « The Model » est plus innovant dans l’univers kraftwerkien, car il s’agit tout simplement de leur première « chanson d’amour », même si le thème lui-même n’est qu’à peine effleuré, l’amour n’étant évoqué qu’au travers de la beauté d’une femme. Cette chanson aura un impact exceptionnel. Combien des chansons romantiques des groupes new-wave qui viendront plus tard utiliseront ce même style de rythme facile et dansant soutenant une mélodie évidente et tout de suite mémorisable ? Difficile de le dire. Mais sans trop exagérer, on peut assez aisément dire que « The Model » est à l’origine de tout un pan de la chanson pop moderne.
« Computer World », visionnaire
Kraftwerk, fort de ce sommet musical, ne se reposera pas pour autant sur ses lauriers. Mais il était clair que pour qu’ils puissent dépasser la sorte de perfection qu’était « The Man-Machine », le chemin ne pouvait qu’être long. Leur prochain album ne sortira donc qu’en 1981, trois ans donc après leur album précédent, et s’appellera « Computer World ». Kraftwerk, toujours en fin observateur du monde qui l’entoure, comprend qu’en ce début des années 1980, les ordinateurs commencent à prendre de plus en plus d’importance dans notre vie de tous les jours. Le monde entier est en train de devenir numérique. Kraftwerk va en profiter pour réintroduire le concept warholien de l’objet usuel transcendé, qu’il avait un peu abandonné, en complétant sa batterie de synthétiseurs par divers objets numériques et sonores parmi les plus courants. Ce qui aboutira à un album intensément conceptuel partagé soniquement et mélodiquement entre la technologie extrême des plus puissants synthétiseurs de l’époque et celle, nettement plus fruste, mais ô combien plus ludique, de calculatrices ou de jouets électroniques. En fait, « Computer World » est un album à la fois grave et joyeux. D’un côté il dénonce la mise en fiche des êtres humains et de l’autre il s’amuse et danse sur les « bip-bip » encore hésitants des premiers jeux vidéo. Et même si Kraftwerk ne retrouve peut-être pas le sens inouï de la poésie et l’abstraction musicale de son album précédent (mais était-ce là l’un des enjeux de cet album ?), le groupe démontre qu’il est cette fois parvenu au faîte de la maîtrise de ses instruments, mélangeant avec un brio étourdissant synthétiseurs, vocoder, voix, et jouets électroniques. Du très grand art. Et un nouveau très gros succès pour Kraftwerk.
A noter, outre le jeu de mot plaisant du « It’s more fun to compute » paraphrasant le « It’s more fun to compete » inscrit sur les flippers, qu’à l’image de « The Model », la « chanson d’amour » qui est au début de la deuxième face du précédent « The Man-Machine », apparaît sur « Computer World » un « Computer Love » qui semble bien inaugurer une sorte de « tradition », de la part de Kraftwerk, de mettre sa « chanson d’amour » au début de la deuxième face de chacun de leur album.
Techno… Stop !
Suite à cet opus, Ralf et Florian vont longtemps laisser errer leurs pensées pour définir le thème de leur prochain album. Mais aucune idée ne semble vraiment prendre le pas sur une autre. Toutefois, Ralf qui s’est nouvellement entiché des promenades à vélo et de l’univers du cyclisme, semble pousser de plus en plus pour que le groupe réalise un nouveau disque sur le thème de la machine humaine et de l’énergie corporel, un concept très kraftwerkien.
Le projet n’ira cependant pas jusqu’à son terme. Seul sortira, en 1983, un simple intitulé « Tour De France », chanté en français, bien évidemment ! Et comme toujours Kraftwerk dépassera le thème fixé en allant jusqu’à considérer le vélo comme un véritable instrument de musique et l’essoufflement des coureurs cyclistes comme une boîte à rythmes du dernier cri.
Ce projet d’album ayant fait long feu, Kraftwerk va s’atteler dès lors à un nouveau concept résumé en un terme qui claque comme un slogan : « Technopop ». Mais l’album, longtemps annoncé et ô combien espéré, ne verra jamais le jour. Ce qui ne veut pas forcément dire que ce projet-là ait aussi échoué à parvenir à son terme. Bien au contraire. Il semble même certain que le projet ait été très proche d’aboutir. Mieux encore, la composition du disque, alors presque au stade du mixage final, aurait été assurément la suivante : « Technopop », qui aurait occupé toute la première face, et « Sex Objet » (une version très rock semble-t-il), « The Telephone Call » et « Tour De France » qui se seraient partagés dans cet ordre la deuxième face. Le numéro de catalogue 1C 064-65087 fut même retenu à l’époque chez EMI-Elektrola en prévision de la sortie supposée très prochaine de l’album.
Qu’est-ce qui a donc dissuadé le groupe de ne pas sortir cet album pratiquement terminé ? On ne peut que le conjecturer. Mais la principale raison qui semble avoir fait reculer nos quatre chevaliers des chants modernes est que l’album était enregistré sur du matériel analogique. Difficile d’être l’incarnation même de la musique pop d’avant-garde ultimement technologique et de faire paraître un nouvel n’incluant pas les toutes dernières avancées techniques. Exit donc cet album au son déjà obsolète avant même d’avoir vu le jour. Kraftwerk revoit sa copie et se lance vers un nouveau projet.
« Electric Café », un sommet au goût amer
Les musiciens de Kraftwerk engloutissent chaque soir des quantités considérables de café pendant leur « travail de nuit » et il se trouve justement que Ralf a toujours désiré réaliser un album autour du thème de cette boisson. Un nouveau projet est donc mis sur pied, baptisé « Electric Café », ce nom s’inspirant d’un film interprété par Marlène Dietrich. Mais pour que ce projet aboutisse, Kraftwerk doit d’abord intensément moderniser son instrumentation et son studio, ce qui prendra déjà un bon nombre de mois, sans compter que les musiciens devront aussi parvenir de nouveau à la parfaite maîtrise de ce nouvel univers technologique et musical, ce qui prendra un autre bon nombre de mois. « Electric Café » ne sortira donc qu’en 1986. Toutefois, en observant la composition de cet opus tout neuf, il est clair que le thème du café, même électrique, n’a pas tenu tous les espoirs de Ralf, puisqu’il n’occupe que le dernier tiers de la deuxième face de l’album. Et en réalité cet album ressemble d’ailleurs bien plus à l’ancien « Technopop » qu’à un tout nouveau concept dès lors qu’il rassemble les « Techno Pop », « The telephone Call » et « Sex Objet » du précédent projet.
Toujours est-il que cet album est une nouvelle révolution dans le « son » Kraftwerk, et peut-être est-elle même la plus importante depuis le début de ce groupe. En effet, rien à voir dans ses sonorités avec celles des albums précédents. Après il ne s’agit que d’une affaire de goût, car on peut tout à fait moins apprécier le nouveau Kraftwerk entièrement digital que l’ancienne « Centrale Electrique » au bon vieux son analogique. Mais Kraftwerk ne saurait être un groupe qui aurait le choix d’évoluer toujours dans le même univers technologique, à la manière de ces vieux bluesmen qui jouent toujours sur la même guitare depuis des lustres. Kraftwerk est un groupe qui se doit d’incarner la toute dernière modernité ou disparaître. Et il est clair que là était un des challenges de cet album. Ce but a-t-il été atteint ? Au vu des critiques qu’a reçu cet opus en son temps, oui, ce nouvel album fut considéré comme un nouveau sommet dans l’oeuvre du groupe. Par contre, au vu de la faiblesse des ventes de ce nouveau disque, l’accueil public fut nettement plus mitigé.
Certainement que le concept même de groupe d’avant-garde technologique, tel que se définissait Kraftwerk, était perturbé par le fait que la technologie qu’utilisait le groupe commençait à devenir désormais assez facilement accessible à une pléthore d’autres formations, et donc que les auditeurs avaient maintenant une habitude si grande de la musique électronique qu’elle ne devenait plus en soi un critère de distinction fondamental entre un groupe de musique pop/rock moderniste et un autre.
« The Mix », l’aboutissement
Face à ce nouvel état de fait, comment allaient donc réagir les membres du groupe ? Très mal pour certains. Expliquons. Ralf ayant fait l’acquisition d’un Synclavier, le top du top des synthétiseurs de l’époque, le groupe, et en tout cas Ralf et Florian, se lance dans l’échantillonnage en digital, minutieux et total, de toutes ses vieilles bandes enregistrées en analogique. Un travail de romain, très long et peu passionnant du simple point de vue musical. Mais le but est clair : toutes les anciennes musiques du groupe doivent pouvoir être rejouées sur le nouveau matériel ultra-moderne qu’il possède. Cependant, ce travail lent et répétitif lasse très vite Karl Bartos et Wolfgang Flür, d’autant plus que Ralf et Florian n’ont plus du tout de projet immédiat d’album. Leur seul priorité est de remettre l’oeuvre du groupe à jour des derniers progrès de la technique. Wolfgang Flür sera le premier à quitter Kraftwerk, vraisemblablement en 1989. Il sera remplacé par Fritz Hilpert, jusqu’alors ingénieur du son du groupe. Puis ce sera Karl Bartos qui partira, en août 1990.
Et c’est donc à trois que Kraftwerk terminera son prochain opus, « The Mix », qui paraîtra en 1991, une collection d’anciennes musiques du groupe entièrement recomposées et modernisées, et ainsi en quelque sorte l’aboutissement du projet que s’était proposé Ralf et Florian durant cinq longues années. Et si, donc, The Mix ne peut a priori être considéré comme un « nouvel album » de Kraftwerk, il faut bien avouer pourtant que toutes les musiques présentes sur cet opus sont souvent si revisitées qu’elles peuvent presque être vues comme des nouveautés. Ecoutez par exemple The Robots ou Computerlove, les deux premiers titres de l’album, c’est impressionnant.
Mais c’est encore plus flagrant en ce qui concerne Autobahn qui, de presque 23 minutes originellement, se voit « concentré » en une version d’à peine plus de 9 minutes. En fait, ce qui frappe le plus dans « The Mix », c’est l’énergie supplémentaire insufflée dans chacun des titres – « Radioactivity » en est la plus parfaite illustration – et le côté presque systématiquement dansant donné à l’ensemble de l’opus. Bref, « The Mix » est une sorte d’album live joué en privé, un live intime, mais avec toute la fougue d’un vrai concert en public. Je crois que, quelque part, « The Mix » est tout simplement l’album ultime que rêvaient de faire alors Ralf et Florian, à la fois moderne, pop et dansant. Il sera d’ailleurs longtemps considéré comme leur ultime album.
« Expo 2000 », en plein silence
En effet, pendant de longues années Kraftwerk restera tellement silencieux que beaucoup iront même jusqu’à considérer, au bout d’un certain temps, que le groupe n’existe plus réellement et que, partant de là, il ne sortira plus jamais d’album. Certes, durant cette période Kraftwerk se produira parfois en concert, y jouant de plus quelques mystérieuses nouvelles compositions sans nom. Mais d’aucuns considéreront que le groupe n’a plus rien à prouver et qu’il serait même quelque part dangereux pour lui de sortir un nouvel album, vu que celui-ci serait inévitablement et sûrement défavorablement comparé à la production actuelle de musiques électroniques. Bref, pendant cette période et pour la plupart, Kraftwerk était un groupe à conjuguer au passé et dont l’inspiration et l’inventivité s’était définitivement éteinte. Cette impression générale ne sera pas démentie malgré la sortie fin 1999 d’un simple, Expo 2000, jugé à l’époque et un peu trop rapidement comme étant dans l’exacte lignée de « The Mix », et comprenant 4 titres, résultat d’une commande au groupe par la ville d’Hanovre à l’occasion de l’Exposition Universelle qu’elle s’apprêtait à accueillir.
Cette impression générale ne sera pas non plus démentie lors de la série de concerts que donnera le groupe en Europe en septembre 2002. Décidément, Kraftwerk n’était plus, pour beaucoup, qu’un vieux groupe essayant de se redonner à bon compte une nouvelle jeunesse, histoire qu’on se rappelle un peu de lui et de continuer à vendre encore quelques albums au parfum musical quelque peu défraîchi, voire même carrément dépassé.
Pourtant les auditeurs les plus fins avaient déjà pu noter, à l’écoute d’Expo 2000, un changement assez net dans le style de Kraftwerk, une atmosphère musicale plus posée, un discours harmonique plus réfléchi et une utilisation du vocodeur plus systématique, preuve pour eux que non seulement le groupe n’avait rien perdu de sa maîtrise musicale et technologique mais qu’il avait su également mettre à profit toutes ces années de quasi-silence pour affiner son style et l’emploi de la technologie à sa disposition, peut être, espéraient-ils, en vue de la réalisation d’un nouvel album.
Les fans les plus irréductibles du groupe avaient aussi réfléchi au fait que si Kraftwerk jouait de nouveaux titres lors de ses concerts et que s’il avait sorti un nouveau simple, c’est qu’il existait un espoir plus que raisonnable pour que la formation rajoute tôt ou tard un nouvel opus à sa discographie.
Un nouvel album pour Noël ?
Un doute, comme un flottement, s’installa donc fin 2002. Le groupe travaillait-il ou allait-il de nouveau travailler, oui ou non, à la réalisation d’un nouvel album ? Qui allait avoir raison : ceux qui disaient que le Kraftwerk refuserait désormais de se mesurer à la vague des nouvelles musiques électroniques ou ceux qui rétorquaient que le groupe était en train, peu à peu, et pour le meilleur, de sortir de sa retraite volontaire ?
C’est dans cet océan de supputations et de perplexité qu’un magazine fit paraître en octobre 2002 une interview de Maxime Schmitt, un des plus proches amis de Kraftwerk, nous y livrant quelques révélations très goûtues sur leur futur album. Car pour lui, c’était déjà sûr, futur album il y aurait bien. Et il donnait même une date : Noël 2002 ! Cela dit, et comme pour prolonger le mystère sur ce futur opus, il ajoutait que de toute façon Kraftwerk restait maître du jeu et qu’ils ne sortiraient un nouvel album que quand ils le jugeront bon.
N’empêche. Pour lui la chose était sûre, le futur album existait déjà et il ne lui manquait plus qu’une date de sortie. Et quoi ressemblerait le futur opus ? D’après lui à un « mélange brillant », qu’il qualifiait du doux adjectif de « fantastique », quelque chose entre « Trans-Europe Express » et « The Mix ».
Noël 2002 arriva, mais nul nouvel album de Kraftwerk n’accompagna sa venue. Maxime Schmitt nous avait-il offert un faux espoir ? L’hypothèse avait quelque chose d’assez improbable, l’homme étant vraiment un des amis les plus proches du groupe et étant donc par là même une des personnes les mieux informées sur lui. Peut-être Kraftwerk avait-il du mal à terminer son nouvel album ou alors le groupe n’était-il pas entièrement satisfait de celui-ci ? Le mystère planait, épais. Et l’attente des fans, elle, se prolongeait.
« Tour De France Soundtracks », enfin !
Ce ne fut que vers la fin juin 2003 que le doute fut levé, d’une part par la sortie, assez soudaine, d’un nouveau simple du groupe, « Tour De France 2003 », à la gloire de l’internationalement célèbre course cycliste, et composé de trois versions différentes d’un même titre et par une version Long distance de ce même titre, d’autre part par l’annonce de la sortie prochaine, aux environs de la fin juillet 2003, d’un nouvel album. Le simple reçu un accueil partagé entre la joie des uns, qui trouvaient ce simple très encourageant dans la perspective du nouvel album à venir, et la déception des autres, qui trouvaient au contraire que Kraftwerk avait perdu de son habileté à créer des mélodies efficaces et que si le nouvel album était de la même eau, il s’agirait là d’un ratage total. L’album tant espéré sorti, enfin, au début du mois d’août 2003. Il s’appela « Tour De France Soundtracks » et comme son titre l’indiquait clairement, il se voulait une illustration musicale du Tour de France.
Il se composait ainsi :
1. Prologue – 00’31 (enchaîné à)
2. Tour De France [Etape 1] – 04’28 (enchaîné à)
3. Tour De France [Etape 2] – 06’41 (enchaîné à)
4. Tour De France [Etape 3] – 03’56 (enchaîné à)
5. Chrono – 03’19
6. Vitamin – 08’09
7. Aero Dynamik – 05’05 (enchaîné à)
8. Titanium – 03’21
9. Elektro Kardiogramm – 05’16
10. La Forme – 08’41 (enchaîné à)
11. Regeneration – 01’16
12. Tour De France – 05’10
Ainsi venait d’abord une longue plage concernant le thème central de ce nouvel album, sa raison d’être, à savoir le Tour de France en tant que course, développé sur cinq titres liés les uns aux autres. Puis venaient quatre autres plages consacrées à différentes notions liées au Tour de France. Enfin venait une dernière plage conclusive concernant le Tour de France. Cela prouvait que rien dans ce nouvel album n’avait été laissé au hasard. Sa structure avait été pensée, voulue.
Nous avions donc d’entrée cinq titres enchaînés et formant une longue plage musicale de 18 minutes et 55 secondes. Cette longue plage suivait la logique d’un Tour de France : un prologue, des étapes (3) et même une course contre la montre. Ce qui voulait dire que l’on pouvait comparer cette plage musicale à ce que Kraftwerk avait déjà fait avec « Autobahn », à propos de la voiture, et « TEE », à propos du train. Ce qui voulait dire aussi que Kraftwerk continuait plus que jamais à rester un groupe conceptuel, sans se soucier d’un quelconque aspect commercial. En effet, la facilité musicale et commerciale aurait été que Kraftwerk regroupe un prologue, une étape et une éventuelle course contre la montre. Mais le groupe a été jusqu’au bout de son idée initiale et a enchaîné musicalement trois étapes au lieu d’une. Une belle preuve d’honnêteté vis à vis du concept de base de l’album et un éclatant courage commercial.
Bien sûr, il y aura toujours des grincheux pour trouver que cette plage de 18 minutes et 55 secondes trop longue, trop répétitive, trop ceci, trop cela. Kraftwerk y a juste exposé musicalement un concept. Et c’est ainsi que ce groupe reste lui-même, en traduisant musicalement des concepts.
Les quatre plages suivantes décrivaient tour à tour l’alimentation des coureurs cyclistes (« Vitamin »), leur position très étudiée sur leur vélo (« Aero Dynamik »), le vélo lui-même (« Titanium »), l’effort soutenu des coureurs (« Elektro Kardiogramm »), leur condition physique (« La Forme ») et la récupération nécessaire après l’effort (« Regeneration »). Plus que de simples chansonnettes vocoderisées, elles formaient plutôt une succession de poèmes sonores et musicaux qui s’adaptent élégamment au sujet concerné. Ainsi Vitamin était plein de vitalité, « Aero Dynamik » en constante recherche de vitesse et « Elektro Kardiogramm » rythmé par les battements d’un cœur. Mais c’est surtout avec « La Forme », aérien et euphorique, et « Regeneration », carrément céleste, que s’exprimait le mieux la poésie de ces plages sonores. Ici Kraftwerk nous gratifiait d’une atmosphère musicale inhabituellement bienheureuse et relaxante.
Notons que l’ordre des plages n’était pas, là aussi, due au hasard. Le groupe avait judicieusement jalonné le parcours conceptuel décrit par ces poèmes soniques. En effet, d’abord les coureurs s’alimentaient, puis ils prenaient une position profilée sur leur vélo, lui-même très étudié. Après de nombreux kilomètres, la fatigue commençait à se faire sentir. Seuls ceux qui étaient en excellente condition physique pourraient prétendre à la victoire. Au final, tous, champions ou retardataires, auraient droit à un repos bien mérité. Venait enfin, après ces quatre plages, une nouvelle version de Tour de France, plus fluide et plus dansante.
Ce qui frappait le plus tout au long de ce nouvel album, c’est l’incroyable maîtrise des mélodies, des rythmes et des sons dont faisait preuve le groupe. Il y avait juste la bonne mélodie au bon moment, ou le bon changement de tempo, ou le son rêvé pour dépeindre tel ou tel sujet. Rien de trop ou de trop peu. Sans compter un évident plaisir du groupe à jouer. Cela se sentait. Il semblait que Kraftwerk avait traversé une sorte de crise à un certain moment de son existence. « Electric Café » semblait en porter les traces. Mais là, si crise il y avait vraiment eu, elle était clairement terminée. Les plages de ce nouvel album coulaient avec une éclatante et constante sérénité.
C’est sûr, le groupe tenait une sacrée forme en plus d’une dextérité technologique phénoménale. On pouvait presque parler d’une renaissance pour ce groupe, d’un re-début allié à toute la maîtrise qu’avait acquis Kraftwerk. Et puisqu’il était clair que la formation était plus en possession de son art que jamais, on pouvait se mettre à rêver sans trop de risque à un autre album, dans quelques années, pour faire suite à celui-ci. Mais en attendant, à quand ce nouvel album en live et sur scène ? Il existait un bon espoir pour que cela soit pour bientôt.
On the road again !
C’est au cours du mois de janvier 2004 qu’on apprit très officiellement que Kraftwerk était sur le point d’entamer une tournée mondiale et c’est en Finlande, le 6 février, qu’elle allait débuter. Autant dire que toutes les informations en provenance de ce premier concert allaient être scrutées à la loupe et rapidement diffusées via le net sur toute la planète. C’est ainsi qu’on su le soir même ce à quoi les 4 500 spectateurs du Helsingin Jäähalli d’Helsinki avaient pu assister en avance sur le reste du Globe :
Vocoder Intro – Les membres de Kraftwerk sont habillés comme sur la pochette de l’album « The Man-Machine »
1) The Man-Machine
2) Expo 2000
3) Tour de France 2003
4) Vitamin
5) Tour de France
6) Autobahn
7) The Model
8) Neon Lights
9) Sellafield/Radioactivity
10) Trans-Europe Express
Le rideau se ferme – Quand il s’ouvre à nouveau, les hommes-machines de Kraftwerk portent une cravate animée par des LEDs.
11) Numbers/Computer World
12) It’s More Fun to Compute/Homecomputer
13) Pocket Calculator
Le rideau se ferme – Quand il s’ouvre à nouveau, les membres-robots de Kraftwerk occupent la scène en lieu et place des hommes-machines.
14) The Robots
Le rideau se ferme – Quand il s’ouvre à nouveau, les hommes-machines sont de nouveau sur la scène, tous habillés d’une combinaison noire à motif « en grille » vert fluo.
15) Elektro Kardiogramm
16) Aero Dynamik
17) Music Non Stop
Schneider quitte la scène, suivi, quelques instants après, par Hilpert, puis, encore un moment après par SchMitz, puis enfin par un Hütter demeuré seul sur scène pendant quelques secondes encore.
Minimum-Maximum-CD, la renaissance live in concert
Le lundi 6 juin 2005 parut « Minimum-Maximum », le tout premier album live de Kraftwerk, souvenir digitalisé de leur récente tournée aussi mondiale que triomphale. Il aurait donc fallu 35 ans au « Kling Klang Men-Machines Quatuor from Düsseldorf » pour sortir un début de témoignage scénique officiel. On commençait à ne plus y croire. Mais les habitués du groupe savent de toute façon à quel point Kraftwerk, et Ralf Hütter en tête de liste, gère le temps d’une manière lente et indépendante. Beaucoup, après la parution d' »Electric Café », en 1986, avaient trouvé que Kraftwerk était un groupe finissant sinon cérébralement mort. Puis l’enterrement fut reporté de 5 ans suite à la sortie de « The Mix ». Un dernier sursaut désespéré d’un groupe déjà plongé dans un coma profond disait-on alors en ricanant, un dernier salut auto-plagié du groupe avant ses funérailles, la mise au tombeau et l’oubli. Toutefois, ceux qui parlaient ainsi de Kraftwerk ne connaissaient visiblement rien à cette formation.
Oh, c’est vrai, on aurait pu alors les croire, et facilement. Wolfgang Flür avait quitté le groupe, Karl Bartos avait fait de même un peu plus tard. Oui, c’était alors aisé de dire que Kraftwerk était un groupe prenant l’eau de toutes parts. Oui, c’était alors une « évidence » que Ralf Hütter était un tyran, certes génial, mais fou, menant son groupe à sa perte à force de maniaqueries et d’autisme, aidé en cela par Florian Schneider, finalement pas moins coupable que lui d’enfermement mental et de rigidité comportementale.
Oui, mais voilà, nous étions maintenant en 2005 et Kraftwerk était toujours là et bien là. Alors, où était donc l’erreur des fossoyeurs trop pressés et trop zélés de la Centrale Électrique ? Ils avaient juste oublié que Ralf Hütter et Florian Schneider s’occupent tout autant du passé et du présent que de l’avenir. Et l’avenir, c’est justement une des grandes spécialités de Kraftwerk. Ces gens-là voient loin, très loin. Les années ne leur font pas peur. Ils ont une claire vision de ce que doit être Kraftwerk à chacune de ses étapes et les changements à effectuer pour cela. Et peu importe le temps, l’essentiel est de mener chaque phase à son terme avant d’entreprendre la suivante.
Et c’est exactement ce que Kraftwerk a accompli entre « Electric Café » et « The Mix ». Il a pris acte du passage de l’ère de l’analogique à celle du digital et s’est modernisé, pour les mêmes raisons et de la même manière qu’une entreprise. Ce fut long, pénible et ingrat, mais Kraftwerk devait le faire, alors il l’a fait. Et tant pis si Flür et Bartos n’ont pas été solidaire de la démarche, c’était obligatoire, une question de vie ou de mort pour le groupe.
Et qu’avions-nous à présent ? Nous avions tout simplement un Kraftwerk plus à l’avant-garde et plus rayonnant que jamais. Le groupe, tel un immortel Phénix, était revenu des profondeurs d’un long silence forcé pour renaître dès 2000 avec « Expo 2000 », puis entamer en 2002 une première série de concerts, pour se lancer enfin, en 2004, dans une tournée mondiale. La victoire du groupe fut totale avec ce premier live. On ne pouvait plus les enterrer. On ne pouvait que les admirer quand bien même on n’aimerait pas leur musique. Car après 35 ans d’existence, et ce live était là pour le prouver très clairement, non seulement Kraftwerk n’était pas un groupe de musiciens décrépis et usés, mais c’était même le groupe qui possédait le concept le plus moderne du monde et l’installation scénique la plus technologiquement avancée de toute l’histoire de la musique planétaire. Sans compter que ce live était une véritable gifle sonore…
Ce qui frappait d’abord à l’écoute de ce live était l’extrême qualité du son. Ç’en est à un tel point que les applaudissements en devenaient pratiquement gênants, le comble pour un enregistrement en public ! Car les tous les morceaux présents sur ce live avaient tout simplement été portés à leur plus haut degré d’achèvement. Cela démontrait un Kraftwerk ultra-vivant et hyper-concentré sur la qualité de ses productions, surtout quand elles étaient interprétées en concert. Et le mieux de l’affaire est que cette qualité top niveau était obtenue de manière enjouée et décontractée. Pas la trace de la moindre crispation dans le jeu des musiciens ni dans la voix de Ralf Hütter. Kraftwerk jouait, dans le vrai sens du terme. Les hommes-machines s’amusaient, pour le plus grand plaisir du public, et du nôtre à l’écoute de ce live.
Pourtant l’enjeu avait été énorme. Beaucoup attendaient Kraftwerk au tournant, prêts à assassiner de leurs mots le groupe au moindre faux-pas de celui-ci. Mais c’est l’inverse qui avait eu lieu. C’était les vilipendeurs trop âpres au dénigrement qui étaient à présent sous terre. Et pour longtemps. Car kraftwerk ne semblait pas vouloir s’arrêter en si bon chemin. Un DVD était même déjà annoncé pour bientôt.
En fait, et à y réfléchir, ce live était moins la résultante directe de la dernière tournée mondiale de Kraftwerk que le résultat lointain de « The Mix ». C’est là que tout s’était joué. En effet, si l’on s’en souvient bien, « The Mix » était déjà un live, mais un live sans public, juste les joueurs de studio du Kling Klang Club interprétant pour eux-mêmes un réarrangement sur-digitalisé d’une sélection de leurs meilleurs morceaux. Autrement dit, Kraftwerk savait déjà, dès 1991, que la prochaine étape serait de présenter « The Mix » sur de vraies scènes et d’en ravir le public. C’est ce qui avait été accompli, et de façon grandiose, durant leur dernière tournée planétaire et « Minimum-Maximum » n’en était que la conséquence obligée et depuis toujours désirée.
Minimum-Maximum-DVD, l’héritage
Le DVD, d’ailleurs double, parut en décembre 2005 et porta le même que le nom que le double album live sorti précédemment. Nul se savait trop à quoi s’attendre. Car s’il est assez évident de faire un DVD live d’un concert de rock, animé et spectaculaire par essence, il l’est moins d’en faire d’un groupe dont les quatre membres sont plutôt statiques sur scène, même si leurs concerts n’en sont pas moins magiques. Cette magie, justement, à la fois frappante et subtile, allait-elle se retrouver dans ce DVD ? Oui. Mais d’une façon différente que celle de la simple restitution audiovisuelle de la dernière tournée de Kraftwerk. En fait, ce sont les concepts directeurs de chaque morceau joué qui, spécifiquement et séquentiellement, transparaissent tout au long de ce double DVD live. On n’y passe donc pas seulement d’un morceau à un autre, mais d’un concept à un autre. Ceci est essentiel. Car cela définit que ce DVD live n’en est pas un en réalité. C’est une manière de leg, d’héritage. Kraftwerk, plutôt que de nous offrir simplement un témoignage de leurs derniers concerts, nous offre d’un bloc tout son univers sonore, visuel et conceptuel.
Cela commence par une voix synthétique qui nous souhaite la bienvenue. Autant dire que nous ne sommes déjà plus dans le cadre d’un concert, mais dans le royaume, l’univers de Kraftwerk. Un univers à la fois très réel et parfaitement rêvé. Vient alors l’hymne à l’homme-machine, à la fois demi-homme et homme-double. Est-il nous, nous en tant que machines vivantes ? Ou sommes-nous lui, quand nous travaillons tels des machines ? Ce concept central énoncé, alors tous les autres peuvent suivre. Nous pouvons, par exemple, apprécier dès lors le cyclisme comme un couple homme-machine, la machine n’étant rien sans l’homme et l’homme étant multiplié par la machine. Nous pouvons également dès lors apprécier comment Kraftwerk habille ce couple homme-machine de musiques et le fait rouler au gré de mélodies bien plus subtiles qu’elles n’y paraissent car taillées très exactement sur mesure. Décidément, ne voir dans ce double DVD live que la simple restitution d’un concert de Kraftwerk, c’est ne vraiment rien comprendre à ce groupe. Kraftwerk est un concept. Ses musiques sont des concepts. Et ce DVD est un concept d’organisation de concepts. Ce qui ne l’empêche surtout pas d’être bourré de rythmes et de mélodies !
Et justement, car la question est souvent posée, Kraftwerk joue-t-il réellement sur scène ? Disons tout de suite qu’en matière de musique électronique, la question a peu de sens. A moins de bannir l’usage des séquenceurs et des boîtes à rythmes. Mais les séquenceurs et des boîtes à rythmes ne jouent pas tout ! C’est juste le substrat nécessaire, les fondations. Alors intervient la main de l’homme, mue par le coeur et l’âme du musicien, agissant sur les instruments. Encore un couple homme-machine. Souvenez-vous, c’est le concept central. Alors, oui, dans ce cadre-là bien compris, Kraftwerk joue, s’amuse, improvise. Mais comment font-ils cela exactement ? C’est un mystère que le DVD ne dévoile qu’un peu. Juste de quoi nous plonger encore plus avant dans le mystère…
La dernière rumeur…
Par la voix de Ralf Hütter, Kraftwerk vient d’annoncer la sortie prochaine d’un « album 3D ». Que ceci signifie t-il ? C’est encore un mystère. Mais ne doutons pas que ce prochain album sera une nouvelle preuve du génie toujours intact de Kraftwerk et de son rôle fondamental dans l’histoire de la musique moderne.
Patiemment, méthodiquement, avec une passion contenue qui convient admirablement à son sujet, Frédéric Gerchambeau explore en profondeur les arcanes de Krafwerk dans ce qui devient, infiniment plus qu’un article, une véritable étude fuguée qui traverse avec élégance le devenir de ces musiciens essentiels. Je dirai donc à l’auteur de ce beau travail de rappel érudit et captivant pour les uns, d’initiation fouillée sans jamais être fastidieuse pour les autres, merci de nous proposer ce beau parcours électronique immuablement moderne !
Cher Frédo, merci pour ton effort !!
Saga c’est le mot, et grâce à cet article elle prend toute sa dimension. La musique de Kraftwerk m’accompagne depuis si longtemps, presqu’un demi_siècle… Et le dernier cadeau musical (et visuel!) que ce groupe génial m’offre est le concert en 3D vu sur scène et maintenant savouré à répétition à travers mon casque VR, une « expérience » de plus, après toutes les étapes très bien décrites ici, une expérience au sens fort du terme, c’est toujours ainsi que j’ai ressenti la musique de Kraftwerk, une vision que peut de groupes m’ont procurée.
C’est malheureusement une triste nouvelle, une gifle reçue aujourd’hui, qui m’a amené sur cette page.
R.I.P Florian…