Kamran Arashnia – The Field
Kamran Arashnia
Autoproduction
Kamran Arashnia, artiste iranien de 30 ans vivant à Téhéran, a été influencé par de nombreuses musiques que nous connaissons tous, notamment occidentales (jusqu’au classique de Debussy qui, parfois, n’est pas si éloigné de l’ambient). Il a joué dans plusieurs groupes de rock, puis créé sa propre musique dans des genres diversifiés, de la pop au glitch jusqu’à l’électroacoustique, avant de se tourner vers la musique électronique ambient en solo (avec les difficultés que l’on imagine dans son pays, autant pour disposer de matériel que pour apprendre à l’exploiter sans assistance ou tutoriel). Il a donc tout appris tout seul et au final, il s’en tire plutôt bien dans cet EP. Certes, ce type de musique est rarement original, le genre et ses schémas étant difficiles à renouveler ; il n’empêche qu’il est facile de percevoir la différence entre de « l’ambient au kilomètre » (je ne citerai personne…) et la touche supplémentaire et la qualité qui évitent l’ennui de développements sans fin sur un drone basique étiré à l’infini. En Iran, certains trouvent sa musique trop sombre, nous dit le musicien (mais il en irait de même chez nous, du moins pour le grand public et les non initiés !). En effet, celle-ci est résolument dark, représentative d’un certain état d’esprit, et par ailleurs conceptuelle car les trois titres de cet EP forment un triptyque, illustration sans paroles d’un poème de Djalâl ad-Dîn Rûmî (poète mystique persan du XIIIème siècle ; 1207-1273, auteur de nombreuses odes appelées ghazals). L’extrait qui a inspiré l’auteur et donné son titre à cet EP est le suivant : Away beyond all concepts of right-doings and wrong-doings, there is a FIELD, I’ll meet you there…
Kamran Arashnia propose sur « The Field » un ambient entre drone et field recording, à la limite du noise et du dark ambient. Le format est idéal, avec des titres un peu en dessous des 10 minutes alors que, depuis la Berlin School (et plus encore de nos jours), certains artistes bien connus ne savent pas se limiter et se lâchent très souvent sur une « face » entière, voire plus. Ce format raisonné permet ici de ne jamais perdre le fil, d’écouter chaque titre sans perdre de vue sa progression et sa structure globale. Certes, tout drone digne de ce nom se sculpte et n’évolue que lentement en agissant sur le filtrage (spectre), le volume et autres paramètres de densité, comme dans les années analogiques. Mais le résultat (avec quelques lentes et très relatives montées en puissance) est superbe et très satisfaisant pour l’esprit dans sa progression bien maîtrisée.
« The Field » rappelle furieusement, et sans démériter, les travaux d’artistes des labels anglo-saxons de référence, souvent pointus et confidentiels, dévolus à ce type de sons très travaillés en couches superposées. On citera les labels Ground Fault, Eibon, Glacial Movements, Twentyhertz, Cohort Records, Helen Scarsdale Agency, et des artistes comme Francisco Lopez, Tarab, Matt Schoemaker, Crawl Unit/Joe Colley, Troum… et d’autres labels et artistes mieux diffusés, genre Cyclic Law, Cold Meat Industry (Skin Area), Touch (BJ Nilsen, Hazard…), Pan Sonic, Eliane Radigue, The Hafler Trio… Si l’on cherche une comparaison avec des courants ambient plus connus (pour ne pas dire « grand public »), The Field offre une densité sonore plus fournie et plus sombre (mais plus complexe aussi, par superposition de layers) que les nappes souvent très lisses de Steve Roach et autres artistes issus de l’ambient américaine « classique ».
Sur les trois titres, à un drone plus ou moins dense et servant de colonne vertébrale, s’ajoutent quantité de micro-informations dont la source est très souvent reconnaissable (sons naturels de pluie et autres). Parmi les artistes ayant la même approche sonore, on peut citer Ora, Seth Nehil, Paul Bradley, Colin Potter ou les opus les moins harsh de l’Américain Daniel Menche (comme « The Face Of Vehemence » chez Ground Fault, ou « Beautiful Blood« ).
« The Field » (plage 1) est un drone aérien résonant et métallique, doublé de sons industriels puis de beeps, clicks & sweeps très analogiques dignes d’un vieux Synthi A. Le drone de « I’ll Meet You There » accompagne des sons de cloches de synthèse (modulation en anneau ?). Sur « Banished », le drone se fait cette fois plus lourd et presque menaçant, saturé d’harmoniques, évolutif aussi, sur fond de pétillements de feu de bois ou d’écoulement liquide, traversé à nouveau de sweeps analogiques à l’ancienne tout droit sortis des seventies.
Les trois titres présentent la même courbe évolutive d’un drone qui naît, évolue sur toute la durée du morceau en éveillant au passage d’autres bruits (field recording), puis se meurt en douceur. Malgré leur statut affiché de « musique à programme » (la vision personnelle de l’auteur et sa traduction sonore d’un texte et de sentiments et sensations), ces trois titres peuvent donc apparaître relativement autonomes à l’écoute, du fait de la structure très similaire des trois volets de ce triptyque, sans solution de continuité particulière.
Sans révolutionner le genre ambient isolationniste (relativement à l’abri de telles mutations, du fait de structures et de schémas de progression bien définis voire codifiés : montée, tension, puis fade to silence), « The Field » est largement comparable à ceux des meilleurs artistes du genre. Très peu oriental à l’écoute (pour l’oreille occidentale ?), « The Field » démontre en revanche que, comme la musique en général, le genre ambient n’a pas de frontières. Tout artiste, même éloigné par la géographie, fait partie du « village ambient global », apte à s’y fondre et à y trouver sa place, tout en conservant sa propre originalité et signature.
Avec cet EP, Kamran Arashnia en fait désormais partie, et on espère déjà qu’il ne s’arrêtera pas à son premier essai dans un genre musical à la fois confidentiel (pour ne pas dire underground) et universel. Universel parce que ses fans, même s’ils sont sans doute moins nombreux encore que ceux du prog (les happy few en somme, plutôt que les hordes de dévoreurs d’easy listening?), n’ont eux non plus pas de frontières.
Jean-Michel Calvez