Il était un 1er album de… Kraftwerk (1970 : Kraftwerk 1)
Kraftwerk – Kraftwerk 1 (Philips 1970)
Quelques notes de flûte qui montent et qui descendent se superposant sur leur propre écho. Puis la même flûte entame un riff tribal mêlant souffle et sonorités rauques tandis qu’une batterie se lance dans une rythmique implacable. « Ruckzuck » vient de démarrer en trombe, premier titre du premier album de Kraftwerk. Nous sommes en 1970. Le groupe n’est pas encore l’incroyable légende qu’il est devenu depuis, ce n’est pour l’heure qu’un duo, Ralf Hütter et Florian Schneider, qui se cherche un style propre. Organisation, leur première tentative pour constituer une formation viable et stable, a échouée. Enfin, on ne sait pas trop. L’album resté unique de ce premier groupe, « Tone Float », était plutôt pas mal, dans l’air du temps en tout cas, c’est à dire sublimement halluciné. Mais non, ce ne devait pas être ça que voulait Ralf et Florian. Alors on efface et on recommence tout.
Effacer le passé, cela va même devenir un art chez Kraftwerk qui, après avoir sorti « Autobahn », finira par considérer que sa discographie commence à partir de cet album-là, le quatrième du groupe en vérité. L’affaire est intéressante, voire unique en son genre, voir un groupe rejeter aux oubliettes ses trois premiers albums ! Tout bien réfléchi et tant qu’à être logique, c’est à partir de « Radio-Activity » que Kraftwerk aurait dû situer son premier album officiel. Ben oui, c’est ça leur premier album entièrement électronique vu que, sur « Autobahn », on trouve encore de la vraie flûte traversière, du piano, du violon et même quelque chose qui sonne comme une cithare. Pas facile donc de justifier « Autobahn » comme le grand premier vrai départ de Kraftwerk vers sa lumineuse et robotique destinée, à moins de se référer bien sûr au succès considérable de l’album. Ah, ça, un premier succès mondial, ça ne s’efface pas ! C.Q.F.D.
Mais replongeons-nous dans la préhistoire de Kraftwerk, selon les propres termes de Florian. Bon, c’est sûr, ce tout premier album de la Centrale Electrique, traduction littérale de Kraftwerk, ne fera pas son effet sur les dance floors comme le ferait un plus récent Aero Dynamik. Les jeunes fans de Kraftwerk doivent même être éberlués par cet opus plutôt taillé dans l’expérimental. Mais ce n’est que très normal, Ralf et Florian ayant été des admirateurs et des continuateurs, à leur manière, de Karlheinz Stockhausen, qui eu de toute façon un impact considérable sur la musique moderne. Et puis Kraftwerk était parfaitement dans son rôle, qui consistait alors à réinventer la musique allemande, à lui redonner une âme et une fierté face au déferlantes du rock anglo-américain. La guerre avait tout détruit sur son passage, le spectre du nazisme hantait encore l’Allemagne avec son arrière-goût de honte nationale, et les russes avaient envahi la moitié du territoire. Comment faire dès lors pour que la musique allemande relève la tête ? En ces années-là, des tas de groupes s’y affairaient, chacun à sa façon. Des journalistes anglais trouveront un terme pour désigner ce rock teuton d’un genre nouveau voire carrément inouï, ils s’appeleront ça le krautrock, autrement dit le « rock choucroute ».
Mais Kraftwerk a-t-il jamais été un groupe de rock ? A écouter « Statovarius », le morceau qui suit « Ruckzuck », lequel morceau contenait déjà de la batterie avons-nous dit, il n’est plus permis d’en douter. Bon, ok, le début de cette plage est plutôt déconcertant, c’est ensuite que ça démarre. Et là… Donc oui, Kraftwerk a commencé comme un groupe de rock bien déjanté. Regardez d’ailleurs comment s’habillait Ralf Hütter à l’époque. C’était blouson de cuir et santiags, oui monsieur. Il y a même une fort belle photo où on le voit en blouson de cuir jouer de la basse, tel un vrai rocker. Et l’électronique dans tout ça ? C’est venu après, peu à peu, d’abord un Synthi A de la part de Florian, pour traiter les sons. Où peut-être même un AKS ? Difficile de savoir. Puis un Minimoog de la part de Ralf, en plus de son fidèle orgue Farfisa. L’appétit venant, suivirent le fameux vocodeur, les batteries électroniques, les séquenceurs et tout le reste.
Mais pardon, je m’aperçois que j’oublie un personnage ô combien essentiel dans cette histoire, Conny Plank. Ce fut un producteur précurseur, impliqué dans ses productions au-delà du raisonnable, génial. Il y aurait tout un bouquin à écrire sur lui, ses méthodes et son influence sur la musique électronique. Mais bon, si on en revient à Kraftwerk, c’est lui qui avait déjà mis sur bande l’album « Tone Float » d’Organisation et qui a ensuite produit les albums du groupe de « Kraftwerk 1 » à « Autobahn ». Kraftwerk lui doit vraiment beaucoup. Sans Conny Plank, sans sa façon si particulière de monter des bouts de bande magnétique pour leur faire raconter le plus beau récit possible, sans sa façon si spéciale de jouer avec l’écho afin d’en faire un véritable générateur de rythme, « Autobahn », le morceau, n’aurait pas été ce qu’il a été. Ecoutez « Radio-Activity », l’album suivant, sans Conny Plank, on entend vraiment la différence. Conny Plank en aurait sans doute fait un album extraordinaire. Il est déjà exceptionnellement poétique, c’est toujours ça.
Mais ce fut déjà Conny Plank qui façonna le tout premier opus de Kraftwerk, lui qui créa l’écho dynamique incisif et décisif de « Ruckzuck », lui qui mit en récit « Stratovarius », lui qui fit des deux autres morceaux, « Megahertz » et « Vom Himmel Hoch », les troisième et quatrième joyaux sonores et musicaux de cet album. Ce n’est pas réduire le mérite de Ralf et de Florian, ils débutaient. Conny Plank leur a servi de mentor, d’instructeur et de modèle dans la manière de mettre en forme un morceau et de lui insuffler tout l’éclat qu’il mérite. Même les meilleurs ont eu besoin d’un père pour grandir.
Frédéric Gerchambeau
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