Hommage à Edgar Froese (1944 – 2015)
Un texte écrit il y a bien des années, et dédié aujourd’hui à la mémoire d’Edgar Froese, pionnier et figure de proue de la musique électronique, qui a fermé les yeux ce mardi 20 janvier à Vienne. L’histoire n’oubliera jamais l’homme, l’artiste, et son éternel rêve mandarine. RIP Edgar…
J’ai sous les yeux la photo d’Edgar Froese, dont le visage emplit la couverture de son album « Ages ». C’est surtout son regard qui me fascine, qui m’interroge. A quoi pense-t-il en cette année 1978 en posant pour le photographe ? Pense-t-il que ce nouveau disque, un double-album vinyle à cette époque, est une étape décisive dans sa carrière solo ou réfléchit-il à l’avenir de Tangerine Dream, le groupe qu’il a fondé en septembre 1967, et qui vient de subir une grave crise avec le départ de Peter Baumann ?
Pendant que le titre « Pizarro And Atahuallpa », qui passe sur ma platine, développe son rythme lancinant et sa guitare acoustique agile et mélancolique, je sens que je n’aurai malheureusement jamais la réponse. Peut-être se dit-il aussi qu’en fondant Tangerine Dream quelques années auparavant, un groupe de rock alors presque comme les autres, guitares, basse et batterie, il n’aurait jamais pensé que celui-ci deviendrait la formation phare de la toute jeune musique électronique.
Mais son groupe vient d’être sévèrement secoué. Alors il s’affirme en voulant sa photo en grand sur son nouvel album solo. Il est Edgar Froese, il n’est pas Tangerine Dream. Il sait composer et jouer de la musique par lui-même. Il n’a pas forcément besoin de son groupe pour cela…
Edgar Froese est né en Lituanie et plus précisément à Tilsit le 6 juin 1944. Après un cursus scolaire des plus ordinaires, il étudie pendant 4 ans, de 1965 à 1969, la peinture et la sculpture au sein l’Académie des Arts de Berlin Ouest et se prend d’un intérêt tout particulier pour l’art surréaliste de Dali, dont il deviendra un temps l’ami, et l’inventivité sans borne de Picasso. La musique le passionne aussi. Il se plonge d’abord dans les arpèges et les envolées du piano classique avant de se tourner finalement, après sa découverte du rock n’ roll, vers les délices amplifiés et plus actuels de la guitare électrique.
En 1964, avec plusieurs de ses amis, Wilfried Detlef, Charlie Prince et Mick Auerbach, il participe à la fondation de « The Ones », un groupe très influencé par la Soul Music américaine. Ensemble, en 1966, il sortiront un single, leur seul et unique, contenant deux titres, « Lady Greengrass » et « Love Of Mine », ce dernier titre étant co-signé par Edgar Froese. Il est d’ailleurs amusant de relire maintenant quelques unes des paroles de « Lady Greengrass »…
« She lifts her dress and floats to dreamland,
Makes love to the sky
She lets her hair hang down as the weeds grow around — Lady Greengrass !
Licking lollipops, catching moon drops,
Bright and Beautiful
Big fat love-inns, groovy be-inns,
For Lady Greengrass !
Puff! — The Trees turn tangerine !
Puff! — The sky is suddenly green !
Her eyes reveal her state of mind….
….She’s beginning to fly!…. »
Eh oui ! N’est-il pas étrange de déjà y trouver une allusion à la couleur tangerine / mandarine ? C’est à l’occasion même d’une tournée estivale en France pour faire la promotion de ce single qu’Edgar Froese se lie avec un proche de Salvador Dali. Celui-ci, comble de bonheur pour Edgar, met en contact le peintre célébrissime et le jeune musicien. Une longue amitié naît entre les deux artistes, le peintre invitant régulièrement Edgar Froese dans sa villa espagnole de Cadaquès et lui-même et son groupe improvisant, pendant des concerts privés, de longues plages musicales inspirées des tableaux du peintre.
Mais l’orientation prise par la formation étant loin de plaire à tous ses membres, « The Ones » ne dure pas et Edgar Froese en 1967 doit déjà se trouver de nouveaux compagnons de route. Il fonde donc pendant le septembre de cette année-là son propre groupe, nommé d’abord Minus Plus, puis Tangerine Dream, une formation, pour l’heure, assez banale assise sur un rock plus ou moins teinté de psychédélisme. Edgar Froese est à la guitare, Kurt Herkenburg à la basse, Lanse Hapshash à la batterie, Volker Hombach au violon, au saxophone, et à la flûte tandis que Charly Prince s’occupe des parties vocales. Leur premier concert a lieu dès janvier 1968 dans la cafétéria de la Technische Hochschule de Berlin.
Le groupe a une vie des plus tumultueuses, à l’image de l’époque d’ailleurs, bouillonnante et secouée. Les musiciens vont et viennent au gré des périodes d’activité ou d’inactivité de la formation. Mais ceci commence à changer avec l’entrée d’Edgar Froese au sein de cours de composition dispensés au Conservatoire de Berlin par le compositeur de musique contemporaine Thomas Kessler. Celui-ci, très soucieux d’aider à la maturation d’esprit de tous les jeunes musiciens berlinois qui assistent à ses cours, ne se contente pas de leur enseigner sa déjà longue expérience en matière de musique expérimentale. Il a mit, en effet, à leur disposition un véritable studio où ceux-ci peuvent répéter librement en s’aventurant à loisir dans toutes sortes de recherches musicales et sonores.
C’est là qu’Edgar Froese fait la connaissance, en 1969, de Steve Jolliffe, un claviériste/flûtiste/saxophoniste anglais issu de The Joint, groupe qui en évoluant deviendra par la suite le très célèbre Supertramp. C’est là aussi qu’Edgar Froese fait la connaissance, un peu plus tard dans cette même année 1969, de Klaus Schulze, un jeune batteur très prometteur jouant alors au sein de sa propre formation, Psy Free, et qui, après quelques essais fructueux, viendra définitivement remplacer l’ancien batteur du groupe, Sven Ake Johansson.
Pendant quelques mois, Tangerine Dream sera donc composé du trio Froese/Jolliffe/Schulze, ceci jusqu’au départ de Steve Jolliffe qui ira rejoindre Steamhammer. Et ainsi, pour la première fois, Tangerine Dream sera uniquement constitué de musiciens ayant bénéficié du considérable apport technique, musical et expérimental de Thomas Kessler, et partageant depuis et par conséquent à peu près le même esprit et la même approche tant en studio que sur scène. Dès lors, c’est la nature même de Tangerine Dream qui se transforme. D’un vague groupe de rock psychédélique, Tangerine Dream se change en une formation passionnément avant-gardiste ayant adopté l’improvisation expérimentale comme mode essentiel de jeu.
Cette évolution va être rendue encore plus nette avec la venue dans le groupe, en automne 1969, de Conrad Schnitzler en remplacement de Steve Jolliffe. Non-instrumentiste déclaré mais ayant pourtant déjà fondé son propre groupe, Kluster, Conrad Schnitzler, sculpteur de formation et élève de l’artiste conceptuel Joseph Beuys, est alors une des figures incontournables de l’art underground berlinois. Avec lui, c’est un esprit créatif radical, visionnaire et sans concession qui vient s’ajouter au souffle déjà très expérimental qui règne sur le groupe. Dès lors, Tangerine Dream, qui semble avoir atteint un certain équilibre créatif et humain, devient vite une des formations les plus en vue de la scène berlinoise.
Témoignage de la montée en puissance du groupe, Tangerine Dream sort un premier disque en juin 1970, « Electronic Meditation », d’ailleurs bien plus fortement voulu par leur producteur que par le groupe lui-même. En effet, il ne s’agissait au départ que d’une collection éparse d’improvisations en rien destinées à être mises un jour sur un vinyle. Le groupe se ravise un peu devant ce qui devient rapidement un joli succès d’estime, même si Edgar Froese continue à en vouloir personnellement et sérieusement à son producteur pour ce disque sorti dans de si lamentables conditions.
En fait, ce disque a ouvert une crise au sein de la formation. Edgar Froese reproche à ses deux compagnons de n’avoir pas voulu réellement empêcher, comme lui-même, la sortie d' »Electronic Meditation ». Klaus Schulze et Conrad Schnitzler le critiquent, eux, sur l’orientation encore trop classiquement psychédélique et rock qu’il veut imposer au groupe. Sous ces tensions, Tangerine Dream va se recomposer.
Klaus Schulze part le premier, déçu qu’Edgar Froese n’ait pas apprécié sa diffusion, lors d’un concert du groupe, d’une bande où il avait transformé les sonorités d’un orgue. Il sera remplacé par Christopher Franke, jusque là batteur du groupe de rock d’avant-garde Agitation Free, une des formations mythiques de l’Allemagne de l’époque. Puis se sera au tour de Conrad Schnitzler de prendre lui aussi et peu après ses distances avec Edgar Froese, Tangerine Dream n’ayant de toute façon jamais été pour lui qu’un autre groupe que le sien propre, Kluster. Sa place sera prise par Steve Shroyder, un organiste ouvert à toutes les expérimentations.
Beaucoup de musiciens participeront ensuite, de près ou de loin, à l’aventure d’un Tangerine Dream pionnier fondamental des musiques nouvelles, dont Florian Fricke, du mythique Popol Vuh (C’est lui qui, pour la première fois, fera découvrir les fantastiques possibilités des gros synthétiseurs modulaires aux membres du groupe) et l’immense et méconnu Michael Hoenig, qui venait tout droit d’Agitation Free, un des groupes allemands les plus emblématiques de cette époque bénie.
Mais je crois qu’il faut surtout retenir, bien sûr, ceux avec qui Edgar Froese va former l’un des trios les plus novateurs de l’histoire de la musique moderne. Je veux évidemment parler de Christopher Franke (un autre ancien d’Agitation Free, dont il avait été d’ailleurs l’un des membres fondateurs), l’homme des séquences à la fois percutantes et hypnotiques qui fonderont le style et le sceau de Tangerine Dream, et de Peter Baumann, dont les solos géniaux et intemporels planent encore dans la mémoire de tous ceux qui ont goûté, ne serait-ce qu’une fois, à la musique que jouait le groupe en ce temps.
En trois albums sublimes et fondateurs, « Pheadra », « Rubycon » et « Ricochet », Edgar Froese et ses deux complices tracent un chemin étrange et insoupçonné vers l’au-delà de toutes les musiques. Toute une génération d’auditeurs et de musiciens ne s’en remettra jamais. « Stratosfear » sera le gâteau à la crème sur une cerise belle comme un diamant. Mais il sera aussi le dernier album réalisé en studio de cet incomparable trio, le chant du cygne d’une épopée musicale bouleversante dans tous les sens du terme.
Les yeux d’Edgar Froese me transpercent toujours du plat de la couverture de son nouvel album solo « Ages »… Car, oui, outre que de rêver aux mondes infinis au sein de Tangerine Dream, notre Edgar songe aussi énormément en solitaire. En quelques années, il vient de forger sa propre identité musicale avec pas moins de trois albums solo, « Aqua » (1974), « Epsilon in Malaysian Pale » (1975) et « Macula Transfer » (1976). N’en déplaise à beaucoup, ce n’est définitivement pas du Tangerine Dream. C’est tout simplement Edgar Froese explorant par lui-même quelques régions d’une musique mouvante et émouvante, électronique autant que poétique. Et ce « Ages », qui va sortir en cette année 1978, ne pourra, Edgar Froese le sait bien, qu’affirmer encore cette identité musicale, cette indépendance synthétique et onirique.
« Aqua », dont les premiers enregistrements par Edgar Froese à Berlin datent de la réalisation en Angleterre de « Pheadra » par Tangerine dream, fut conçu au départ pour obtenir une avance financière de la par de leur maison de disque. C’est cette avance qui permit aux membres de Tangerine Dream d’acquérir leurs tout premiers gros synthétiseurs modulaires et les fameux séquenceurs analogiques qui allaient avec. En juste remerciements, Christopher Franke y ponctuera d’ailleurs l’un des morceau de la face B, « NGC 891 », de lourdes séquences issues directement de son énorme Moog 3P acquis grâce à Froese.
« Epsilon in Malaysian Pale » fut enregistré par Edgar Froese au retour de sa tournée en Australie avec Tangerine Dream. C’est un album où le Mellotron est omniprésent, à la fois évocateur, mystérieux et poétique. Froese y reflète ses impressions du Sud de l’Extrême-Orient, là où l’homme, dans les vastes forêts denses et humides de cette contrée, n’est plus qu’un être fragile et insignifiant.
« Macula Transfer » fut réalisé juste avant l’enregistrement de « Stratosfear » par Tangerine Dream. Mis sur bandes à l’aide d’un vieux magnétophone 4-pistes que le groupe avait ramené d’Abbey Road, cet album exprime la divergence qui existait alors entre la musique rêvée par Edgar Froese en solitaire et celle qu’il jouait au sein de Tangerine Dream.
« Ages » fut enregistré après la tournée de Tangerine Dream au Canada et aux Etats-Unis. Il fut aussi et surtout réalisé après que Peter Baumann, en crise avec le reste du groupe, ait décidé de s’en éloigner définitivement. Son groupe Tangerine Dream en berne, tout un tas de concerts annulés et un avenir obscurci par les vapeurs d’un présent en fusion, ce fut une période longue et très pénible à passer pour Edgar Froese. Pour franchir ce cap, il se plongea dans la composition et l’enregistrement de tant de morceaux que l’album qu’il avait en vue devint rapidement double.
Je regarde une dernière fois le visage d’Edgar, qui sur son nouvel album est tel celui d’un lion gardien des songes oubliés… A quoi réfléchit-il en cet instant précis ? Au présent, à ce Tangerine Dream, qui vient encore d’imploser, suite au départ de Peter Baumann ? Ou à l’avenir, à son prochain album solo, « Stuntman », qu’il a peut-être déjà en projet, et qui marquera son départ sans retour vers l’exploration sonore offerte par les tout nouveaux synthétiseurs digitaux ? Non, décidément, j’ai beau m’interroger, je ne saurai jamais…
Frédéric Gerchambeau
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Je suis attristé par la nouvelle et je présente mes condoléances à la famille d’Edgar, ce musicien sublime qui m’a accompagné depuis les années 70 dans la découverte des musiques électroniques et qui était devenu quelque part comme un ami que , hélas, je n’ai jamais rencontré Joël
Bonjour et toutes nos condoléances à la Famille et à tous les Zikos Psyché. Emission Spéciale sera programmée prochainement dans I Love Rock sur Radio Musicos http://radiomusicos.fm
Tangerine Dream a sans doute été le groupe le plus marquant dans la musique électronique, ils ont composé des œuvres magistrales dans ce style. Évidemment les Stratosfear, rubycon et phadra, mais aussi plus tard à des album fabuleux comme Tangram et que dire des chef-d’oeuvres comme, Force Majeure et White Eagle. Tangerine Dream fait partie de ces musiques qui vous amène à voyager aux confins de votre esprit. Quel groupe fabuleux et pas banal ! Avec le départ d’Edgar froese, j’ai un pincement au cœur. Edgar Froese est un des musicien pour lequel j’ai le plus grand respect.
Mario Bouchard, Québec, Canada.
Mes plus sincères condoléances à la famille de notre maître de musique: Edgar Froese ! God bless !
Je suis triste de la disparition de L’Artiste Edgar Froese, qui étais pour moi un grand musicien de grand talent, et je n’oublierais jamais ce groupe que j’ai tant Aimé. Tangerine Dream la musique qui ma fait rêve.
Quel tristesse de voir mon maitre a penser disparaître,j’en ait les larmes qui sortent toute seules.
Condoleances a son fils Jérôme ainsi qu’aux menbres du groupe.
Au revoir EDGAR
17ans Orange aout 1975 la musique dans les étoiles il est tard dans la nuit le théatre antique est notre vaisseau spatial
nous voyageons vers le futur la terre s’éloigne de nous …nous avions des reves…
Je viens d’écouter le concert de 1974 dans la cathédrale de Reims (le groupe l’a édité dans sa série « Official Bootlegs » vol.1). Beaucoup de musique fascinante à redécouvrir dans l’héritage de TD…
Mon premier concert était aussi un concert de Tangerine Dream : mars 1978, Palais des Congrès à Paris. Edgar Froese a changé de plan d’existence maintenant – il ne croyait pas à la mort, dit-on… Sa musique vit encore pour longtemps.