George Martin vogue vers Pepperland
George Martin vogue vers Pepperland
Décidément, 2016 est une sale année pour le monde de la musique contemporaine… Je ne pousserai pas l’aspect mortifère jusqu’à citer celles et ceux qui nous ont quittés en moins de trois mois, la liste serait déjà trop longue, hélas ! Il n’en reste pas moins que la disparition de George Martin, à l’âge de 90 ans, est une autre de ces épreuves qui marquent qu’une page se tourne dans le grand livre de la musique (« The end of an era », comme le souligne Trevor Rabin dans son hommage à Sir George). Car s’il est un évènement majeur et une date particulière dans l’histoire de la musique contemporaine et de la culture pop (il y en a quelques autres, ne commencez pas à hurler), c’est l’audition par George Martin, et la signature, pour son label Parlophone, du groupe majeur sous bien des aspects de la musique du XXe siècle et sans doute au-delà. C’est en effet le 6 juin 1962 qu’est posée cette pierre essentielle. Comment aurais-je pu me douter, sans doute incapable de souffler la bougie de mon gâteau d’anniversaire, que celui-ci fêtait en même temps la naissance du plus grand phénomène musical du siècle passé ? Pourtant, les Beatles ne sont pas bons ce jour-là. Mais Martin a décelé leur potentiel alors même qu’il souhaite ouvrir le label qu’il dirige au rock’n’roll en pleine expansion…
Pendant sept ans, ce sera globalement un mariage heureux entre le génie des Fab Four et la capacité, toute empreinte d’humilité, de celui qui sera surnommé « le cinquième Beatle » à comprendre leurs intentions et à les mettre en forme. L’accélération du tempo du premier succès des 4 de Liverpool, « Please, Please Me », c’est lui. Le quatuor à cordes sur « Yesterday », encore lui. Les arrangements magiques de « Eleanor Rigby », toujours lui. La trompette de « Penny Lane » écrite d’après le chantonnement de McCartney, rien que lui. J’en passe et des peut-être meilleures. Mais, plus encore, par ses techniques d’enregistrement, ses bidouillages, son travail acharné, son écoute et sa compréhension des désidératas de Lennon et McCartney, il sublimera les deux œuvres majeures que sont Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (influencé par le Pet Sounds des Beach Boys, lui-même inspiré par Rubber Soul) et Abbey Road (je pourrais ajouter Rubber Soul, Revolver et Magical Mystery Tour…). On aurait pu y adjoindre le projet Get Back, volonté de retour à l’énergie première du groupe déjà amorcé avec l’album blanc, The Beatles. Devenu Let It Be, produit par Martin et enregistré par Glyn Johns, mais que Lennon et Harrison confieront au « Wall Of Sound » de Phil Spector, l’album se transforme en un disque majoritairement dégoulinant et surproduit ! McCartney rendra à la majeure partie des titres leur aspect originel en publiant un Let It Be… Naked débarrassé, comme son nom l’indique, des scories des délires spectoriens… Enfin, petite parenthèse, Martin se verra confier par les Beatles, l’intégralité de la face B de l’album support au film d’animation Yellow Submarine. Sir George y montre son amour de la musique classique. Grand amateur de Rachmaninov, Martin déploie également avec les Fabs un côté haendelien notable et fort à-propos digne de la pop star du XVIIIe siècle.
Si George Martin est, pour l’essentiel, associé à la carrière aussi brève que fulgurante des Beatles, il n’en est pas moins le collaborateur éclairé d’autres artistes évoluant dans d’autres styles (même s’il travaillera encore avec McCartney, par exemple sur le titre « Live And Let Die », titre phare et première fois qu’une rock-star chante pour un film de la série des James Bond, ou sur les albums Tug Of War et Pipes Of Peace). Pour ne citer que les meilleurs d’entre eux, je m’arrêterai à : Holiday, du groupe America en 1974 (groupe avec lequel il a collaboré plusieurs fois) ; All Shook Up (1980), de Cheap Trick, auquel il a apporté (avec Geoff Emerick aux manettes) la patte Beatles voulue par Rick Nielsen ; Apocalypse (1974), l’album « orchestral » (avec l’appui du London Symphonic Orchestra) du Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin ; le magnifique Marakesh Express de Stan Getz en 1969 ; et enfin, les deux joyaux de Jeff Beck que sont Blow by Blow (1975) et Wired (1976), deux albums qui transcendent les styles et les genres, montrant combien à la fois Beck et Martin sont parmi les plus grands artisans de la musique contemporaine. Sir George a produit beaucoup d’albums, s’intéressant à la musique de film, au classique et à la pop. Il est également revenu sur son parcours avec les Fab Four dans un album rassemblant de nombreux invités, In My Life (1998). Outre la qualité des nouveaux arrangements et de la production, cet album regorge de moments extatiques d’où émergent les artistes qui mettent une réelle émotion dans leur interprétation (Robin Williams et Bobby McFerrin sur « Come Together », la suavité jazzy de Goldie Hawn pour « A Hard Day’s Night », l’époustouflante et extravagante prestation de Jim Carrey sur « I Am The Walrus » – la vidéo réalisée à cette occasion permet de mettre au jour la personnalité de George Martin), et enfin la diction et la voix incroyable de Sean Connery dans « In My Life »…
Atteint de surdité, celui que Paul McCartney a décrit dans un vibrant hommage comme un « second père » pour lui s’était retiré de la vie des studios. Anobli par la reine d’Angleterre, Sir George Henry Martin laisse derrière lui un héritage musical incommensurable tout autant que l’image d’un homme charmant, humble, discret et, au final, tout à fait britannique… La musique et nombre d’entre nous sommes désormais orphelins d’un maître de musique dont on lira et relira sans cesse les ouvrages, Making Music et All You Need Is Ears, tout en n’ayant de cesse de réentendre les œuvres musicales sur lesquelles il a posé sa griffe. Il me plaît à penser qu’à bord d’un sous-marin jaune, George Martin est parti rejoindre les premiers musiciens du mystérieux orchestre magique de Pepperland…
We love you, Sir George, yeah, yeah, yeah !
Henri Vaugrand
Pour la rédaction de Clair & Obscur