Frédéric Gerchambeau & Zreen Toyz – Uranophonies
Frédéric Gerchambeau & Zreen Toyz
PWM distribution
Frédéric Gerchambeau est fan de Berlin school depuis toujours, d’où sa passion sans modération pour les machines aux façades truffées de boutons et de prises jack, avec ou sans clavier. Bref, voilà un bidouilleur de l’analogique comme on en fait (presque…) plus, depuis que les dinosaures des synthés analogiques eux-mêmes ont tous leurs samples et leurs banques de sons pour simuler sans trop d’efforts ceux des vieilles machines des seventies. Notre Frédéric, lui, fait encore tout cela à la main sur les machines semi-artisanales (câblées, configurées et programmées à la main) que sont les synthétiseurs modulaires. Et pour en faire quoi ? La plupart de ceux qui ont lancé ou perpétuent encore l’esprit de la Berlin school appliquent à leurs créations les voire LE schéma schulzien unique que l’on connaît trop bien ; intro ambient en nappes plus ou moins développées, puis une séquence en arpèges évolutifs ou non, que l’on trafique, sculpte et module sans limites dans le temps à l’aide de filtres, d’échos et d’effets divers. Une sorte de « passage obligé », d’exercice imposé que l’on pensait incontournable.
Sur Uranophonies, rien de tout cela. Car Frédéric Gerchambeau se place avant tout comme un chercheur (de sons), comme il existe aussi des « synthétiseurs de recherche », moins destiné à la scène qu’à générer des combinaisons inconnues par une démarche inventive similaire à celle d’un laboratoire. Le « gros son » vintage est bien là dans toute sa splendeur analogique, mais FG et son compagnon ont fait véritablement œuvre de création, utilisant les mêmes « outils » mais refusant toute facilité pour nous concocter un album certes expérimental et moins immédiatement accessible au profane, faute d’ancrages mélodiques, mais mille fois plus original et puissant, et apportant une nouvelle pierre au genre électronique et à la musique dite « synthétique ». Ici, point de thème ou de mélodie facile (à mémoriser) à la Jean-Michel Jarre, ni de longues improvisations à la Schulze, hormis une furtive apparition mélodique à mi-parcours de la plage 5 « Le grand voyage », mais une véritable « musique cosmique » dans sa forme la plus radicale et organique : ambiance spatiale et peinture de l’espace profond et de la course des planètes ou des corps et autres satellites qui gravitent autour.
Donc, nulle mélodie ou lyrisme néoclassique à la Vangelis. Ici, l’approche est tout autre, organique et hautement descriptive des événements spatiaux ; point de séquences non plus, au sens traditionnel et répétitif du terme auquel nous avait habitués la Berlin school et même l’electronica, sous la forme d’une charpente rythmique lourde soutenant et structurant tout un morceau. Ici, des dizaines de mini-séquences sont intégrées dans la création et le récit, au même titre que les sons et les effets, sans qu’elles ne s’imposent jamais de façon brute ou brutale. Ce qui ne nuit nullement au rythme et à la mobilité, tout au contraire, car on est aussi très loin des drones statiques et prolongés dont usent (…et abusent ?) certains pour évoquer le vide spatial. Vide qui, pour nos deux musiciens, n’est pas « vide » du tout, ni lisse ni calme, mais truffé de résonances, de pulsations, d’échos, trajectoires et autres collisions analogiques en stéréo surround, imprévisibles et dangereuses. Très peu d’albums ont conféré autant de vie et de mouvement à l’espace dans l’histoire de la musique électronique : quelques plages plus agitées ou bruitistes du Vangelis d’Albedo 0.39 ; Alpha Centauri de Tangerine Dream, lui aussi assez « mobile » ; le très peu connu Constellations de Conrad Schnitzler ? Peut-être faudrait-il chercher plutôt les bonnes références du côté de l’acousmatique, notamment certaines œuvres conceptuelles de Bernard Parmegiani, telle que La Création du monde ? En tout cas, on est loin ici des « musiques de planetarium » éthérées de John Serrie, Kevin Braheny, Cosmic Hoffmann ou Steve Roach, fondées sur des nappes étirées à peine agitées de fines séquences bulbeuses.
Quant au son, timbres et « grain » sont merveilleusement analogiques, et l’on y retrouve ces sensations oubliées, éprouvées à l’écoute d’un Oxygène de Jarre, ou du Phaedra de Tangerine Dream, celui des premières machines analogiques des pionniers, dont le VCS3 jamais égalé pour les pulsations. A dire vrai, il ne manque ici que le mellotron, au grain sans doute trop terrestre ou trop « romantique » pour décrire l’univers minéral et glacé de l’espace et de ses planètes, tout là-haut.
Au lieu d’une succession de plages indépendantes, Uranophonies est organisé en véritable voyage au long cours (comme il se doit, vu le sujet), une symphonie de l’espace en six mouvements enchaînés… et « déchaînés », dans un espace plus bruyant et habité qu’on croit, empli de vie, de bruit(s) et de fureur. Vivant et agité, presque stochastique, Uranophonies est donc à mille années-lumière du minimaliste habituel sur cette thématique. Hormis les Planètes de Holst, peut-être ? Mais ça, c’était avant le drone !
Lors de la création de l’album et de ses sons, nos musiciens se défendent d’avoir imaginé un concept « cosmique » mais, fût-elle non programmée dès l’origine, immersion et illusion spatiale sont totales pour l’auditeur. En plus d’une superbe maîtrise des synthés, analogiques ou non (c’est tellement plus « simple » d’utiliser des samples pour imiter ou reproduire tel son ou bruit), le duo a réalisé un travail de création impressionnant, y compris sur les « effets spéciaux », comme on dit au cinéma – effets stéréophoniques notamment, pour lesquels on recommande vivement l’usage du casque. Non pas pour s’en protéger… mais pour mieux en profiter ! Quoique ; si en 1980, l’approche d’un hélico en stéréo vous faisait déjà flipper chez Pink Floyd, c’est ici une pluie de satellites et de météorites fous de plusieurs tonnes qui vous tournent autour et vous frôlent en rase-mottes. Effet garanti et bluffant (sans aller jusqu’au météore tueur d’Armageddon) ; à se demander pourquoi on avait tant flashé sur ces séquences immuables de la Berlin school, certes hypnotiques, mais qui masquaient parfois un certain vide d’idées ou de contenu. Ici, idées et effets (tous réussis voire inédits c’est-à-dire inouïs dans ce registre musical par la variété des timbres) pleuvent comme les étoiles filantes en plein mois d’août, ou les météorites sur la Russie.
Uranophonies est un voyage analogique en haute définition au cœur du système solaire – ou d’un système modulaire ? Vertige et « grand frisson » garantis ; port de la combinaison spatiale et du casque fortement conseillés. Un opus certes expérimental, mais le résultat est une bonne surprise pour tous les amoureux de l’espace et les curieux de « musique à programme ». Vivaldi avait peint les Saisons en musique, Frédéric Gerchambeau et Zreen Toyz usent de ce même angle d’approche très « visuel » pour dépeindre l’espace, le « vrai », celui qui bouge vraiment au-dessus de nos têtes, là où tournent sans fin planètes et autre cailloux dérivants plus ou moins gros et dangereux.
Uranophonies est distribué par PWM (Patch Work Music), refuge (français) de musiciens connectés qui n’ont pas pour autant renié leurs racines, travaillent encore sur de vrais instruments en dur (on dit hardware) et savent tourner des boutons, connecter des modules et jouer avec les ondes et les triturer jusqu’à ce qu’elles rendent tout leur jus, dans une démarche de recherche sans concession aux modes… ni même au passé. Bref, de vrais artisans du son autant que de la musique.
Jean-Michel Calvez
http://dataraper.free.fr/echosphere/
https://bandcamp.com/tag/zreen-toyz
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Une article agreeable à lire 🙂