Focus – 12
Cherry Red Records
2024
Thierry Folcher
Focus – 12
En voilà un bel album de rock progressif qui m’a complètement échappé lors de sa sortie en juillet dernier. Et pourtant, il était accompagné d’une superbe pochette signée Roger Dean ! Vous me direz, une pochette ne fait pas tout et vous aurez bien raison. Seulement, dans le cas de ce douzième album des Néerlandais de Focus, intitulé fort logiquement 12, la musique est à la hauteur de l’image. Chaleur, luxuriance, beauté, couleur, symphonie, voici quelques qualificatifs bien adaptés aux dix titres de cet opus qui, sans révolutionner quoi que ce soit, vous fera passer un sacré bon moment. Tout est résumé avec ces quelques mots de Thijs Van Leer à propos de son disque : « How beautiful life can be when a band plays so easily and so together ! » (Comme la vie peut être belle quand un groupe joue aussi facilement et avec autant de communion !). Le vétéran fondateur de Focus n’était pas obligé de dire ça. Sa vie n’en dépendait pas ni même la carrière du groupe, mais cela ressemble fort à un cri du cœur qui ne demandait qu’à sortir. Pour ma part, je trouve 12 plus accrocheur que X et 11, ses deux prédécesseurs de 2012 et de 2018. C’est pour cela que les mots de Thijs Van Leer prennent toute leur valeur à mes yeux. Peut-être aussi parce qu’il est le seul de la trilogie à être entièrement instrumental. L’essentiel est bien là et lorsqu’on a affaire à des gaillards de la trempe du quatuor de Focus, on préfère les entendre jouer plutôt que de rester frileux sur un chant tremblotant (un peu comme sur 11) et de se casser la tête sur des paroles, le plus souvent abstraites. Je sens que les fans de Focus vont me tomber dessus et me rappeler que certaines parties vocales anciennes sont hautement spectaculaires et que l’humour (le savoureux yodel de « Hocus Pocus ») font partie intégrante de sa panoplie artistique. Là-dessus, c’est vrai, il n’y a rien à dire et je me tais.
Juste quelques mots pour rappeler qu’aux Pays-Bas, Focus est toujours considéré comme un monument du rock progressif et qu’il est un des rares groupes bataves des années 70 à s’être bien exporté, en partie grâce à la trilogie Moving Waves (1971), 3 (1973) et Hamburger Concerto (1974). N’oublions pas non plus que l’immense Jan Akkerman fut son premier guitariste et que cet atout de poids n’était certainement pas étranger à son succès. Je parlais d’humour un peu plus haut et c’est toujours le cas aujourd’hui. Si le premier titre de 12 s’appelle « Fjord Focus », ce n’est pas anodin et cela a dû bien faire rire dans le studio. Par ailleurs, parmi les titres de 12, on repère un étrange et inhabituel « Focus 13 » à la place du « Focus 12 » normalement attendu. Et je ne parle pas du célèbre Mother Focus de 1975 qui ressemble de très près à un juron cher à Motörhead. Ces quelques anecdotes sont bien marrantes et font passer illico Focus dans une dimension forcément très sympathique. Maintenant que les présentations sont faites, il est grand temps de passer la première et de partir à bord de ce fameux « Fjord Focus », tellement riche en ondulations sensuelles, que les frissons seront vite au rendez-vous. Premier titre donc et premier voyage vers des contrées où Santana aurait très bien pu poser ses valises. Dans la forme, c’est tout simple, on place d’abord les claviers et la rythmique afin d’installer un décor fait sur mesure pour la guitare. C’est sûr, il n’y a pas de surprise, mais dans le cas de « Fjord Focus », c’est super bien fait. L’occasion aussi de découvrir la dextérité de Menno Gootjes, jeune guitariste très à l’aise dans ce rôle de frontman presque obligé chez Focus.
Focus, ne l’oublions pas, est un groupe taillé pour la guitare. Les claviers et la flûte de Thijs Van Leer sont là pour créer de beaux climats changeants et de belles situations propices à lancer la six-cordes. Un peu comme chez Camel en fait, avec souvent le grand Latimer à la manœuvre pour terminer en beauté les morceaux. Ensuite, « Focus 13 » ne fera que confirmer cette analyse, mais dans un registre jazz fusion à deux vitesses. Une deuxième partie enlevée sur laquelle se distingue la batterie de Pierre Van Der Linden, cet autre rescapé des débuts du groupe. D’une manière générale, l’ambiance de 12 est très orientée années 70, autant dans la forme que dans la résonance des instruments. Orgue Hammond, piano solo, flûte, sons de guitare très classiques et rythmique solide sont tous là pour faire remonter d’émouvants souvenirs et subvenir à cette fameuse alternance de passages calmes et d’envolées plus rapides. Les adorateurs du genre seront gâtés, mais pour tous ceux qui recherchent la nouveauté ou les surprises, ce sera un peu plus compliqué. On continue avec le joli piano romantique de « Béla » qui lui aussi ne sera qu’un prétexte pour mettre sur orbite notre ami Menno, toujours aussi tranchant. Alors, vous allez peut-être faire la grimace, mais soyez patient, car tout se ressemble sans jamais être pareil. Même dans ce contexte familier, les morceaux suivants seront tous très attrayants. À l’image de « Meta Indefinita », un titre écrit en commun sur lequel plane une drôle d’atmosphère souterraine prête à exploser. La batterie est à la fête et les cordes étouffées bien en rythme. La flûte virevolte et la guitare ne dépasse jamais le seuil de la déflagration annoncée. Comme quoi, tout n’est pas forcément cousu de fil blanc. À signaler sur ce titre et sur tout l’album, la superbe production de Menno Gootjes et du bassiste Udo Pannekeet. Ce dernier est à l’écriture de « All Abord », un mix jazz bossa qui se démarque pas mal du reste des compositions. J’en viens à me dire qu’en approfondissant le sujet, cet album est, tout compte fait, plus varié qu’il n’y paraît.
À partir de la douce parenthèse de « Born To Be You », l’intensité va décroître et se complaire dans des tournures plus calmes et classiques (« Nura », « Bowie ») sur lesquelles Thijs Van Leer s’en donne à cœur joie avec l’orgue, la flûte et le piano. Un peu égocentrique quand même. Heureusement que le groupe se relance formidablement sur les deux derniers titres. Tout d’abord, avec les multiples thèmes de « Postiano » qui se déversent joyeusement dans nos oreilles et enfin avec « Gaia » qui termine ces quarante minutes de belle musique à la façon d’un medley qui saluerait la foule avant de s’en aller tout doucement. La fin nous envoyant presque des ondes de nostalgie.
Pour un disque oublié, 12 de Focus s’est largement rattrapé et malgré sa parution estivale, il est tout indiqué pour rejoindre sans problème la hotte du Père Noël. Un beau cadeau que nous envoie ce groupe vétéran qui continue avec enthousiasme à nous fournir un bel exemple de rock progressif classique et sincère. Une façon d’appréhender la musique qui trouve encore sa place dans un vingt-et-unième siècle peu regardant, par moments, sur la qualité de certaines sorties. Avec Focus, pas de tricherie, pas de facilité ni de compromis, tout est fabriqué maison à la seule force du talent. Je martèlerai donc avec conviction le fait que ce sont ces ilots de travail authentiques qu’il faut promouvoir et consommer sans retenue. Et de la sorte, je suis pratiquement sûr que le futur 13 sera guetté de très près.